mercredi 1 mai 2024

Le Cortijo


Le Cortijo il aurait dû être à lui. C'était trop tard maintenant. Mais jamais comme maintenant il avait su que le Cortijo il aurait dû être à lui après avoir été au père puis à la mère. La mère c'était même la dernière a y être resté, mais tout le monde savait déjà que la mère y resterait pas. Elle était trop belle encore la mère. Elle cherchait encore trop les hommes la mère. Et il y avait que des pecnos autours. C'étaient pas des hommes pour la mère qui un jour se retrouva à Benidorm. Benidorm cette enclave étrangère en Espagne avait dit son ami Alfonso. Et c'était vrai, parce qu'une fois il y était allé lui à Benidorm y voir la mère, et il y avait vu pratiquement que des étrangers, quelques Français, des Anglais, des Allemands aussi, et surtout des Hollandais qui y avaient leur propres cafés pour y jouer à des jeux de société et y danser des danses de salon ou plutôt de bal musette, et ils avaient aussi à Benidorm leurs agences immobilières ou des compatriotes les abusaient, et tout ça parce qu'ils parlaient la même langue qu'eux, ce qui les mettait en confiance. Là-bas la mère avait pu rencontrer des hommes et oublier le Cortijo. Bientôt elle le vendrait sans que lui en sache jamais rien pour acheter à Benidorm. On la tromperait à elle aussi et pas que les hommes et aussi pour son argent. Mais entre-temps la mère elle vivait sa vie de femme plutôt que mourir dans ce trou perdu, ce trou à rats, ce trou à pecnos, dont elle avait eu le temps de faire le tour. Il était aussi passé la voir au Cortijo quand elle y était encore et avait vu qui elle fréquentait la mère, et c'était pas beau à voir tous ceux qui avaient échoués là, de vrais épaves et pas que gorgés d'eau. Puis la plupart avaient encore une vieille femme. Elle était bien placée pour le savoir la mère que les femmes ça survit à leur bonhomme, et c'est que souvent ça leur mènent la vie dure à leur bonhomme les femmes, et ça on oublie trop de le dire parce qu'on plaint beaucoup les femmes, et lui il avait beaucoup plaint sa mère jusqu'à ce qu'il comprenne qui c'était sa mère, et si elle l'avait été à plaindre c'était plus le cas depuis que le père avait décédé. Le père il lui aurait bien laissé à lui le Cortijo. Il se rappelait encore l'air tout étonné du père malade à en crever qui le regardait à lui piocher dans le béton pour faire une tranchée, et c'était bien le dernier travail de force que le père lui demandait, et c'était pour y planter une rangée d'arbustes, une haie qui cacherait la maison et lui apporterait un peu d'ombre et de fraîcheur, parce que la grande terrasse en ciment elle chauffait trop au soleil d'Andalousie. Y avait bien le grand réservoir d'eau pour les avocatiers qui demandaient beaucoup d'eau mais pour se rafraîchir on pouvait y piquer une tête et s'y baigner comme dans une piscine. C'était sur une montagne qu'il se trouvait le Cortijo. On voyait Motril tout en bas qui était la ville la plus proche et la mer un peu plus loin. Des cultures en espaliers descendaient comme on descend quand on fait de la plongée, et c'est par paliers qu'elles descendaient jusqu'à la ville et plus bas jusqu'à la mer, mais on pouvait y plonger directement, sans respecter aucun palier, dans la mer de préférence, son regard, parce que ce que la ville offrait à voir c'était pas ce qu'elle avait de plus beau à montrer, la lisière de la ville ça jamais été aussi beau que la lisière des bois, ça ce saurait si les hommes avaient fait mieux que la nature, et c'était la périphérie poubelle de Motril, malfamée et mal logée qu'on y voyait comme en toute ville qui ne se respecte pas, parce qu'il y a pas une ville qui se respecte, parce que si elles se respectaient les villes elles feraient plus attention à leurs entournures quand elles sont plutôt mal à l'aise, comme gênées aux entournures les villes, et là-haut on avait aucunement envie d'y descendre à la ville, la ville elle invitait personne à y descendre vu comment elle se montrait aux yeux de tous que s'en était un spectacle affligeant pour celui qui s'en approchait. C'étaient les hommes qui avaient fait descendre la mère à la ville, mais lui c'était pas une femme et il serait pas descendu à la ville. Le père qui était pas bête il avait peut-être senti déjà que lui l'aîné y aurait pu y vivre au Cortijo, parce que lui il s'y sentait pas encore prêt à y vivre au Cortijo, et il comprenait même pas pourquoi il venait y aider le père, et ce qui se passait en lui pour qu'il pioche si fort, et on aurait dit qu'il était animé d'une grande rage qui aurait voulu faire sauter en éclats tout le béton qu'on y avait mis sur cette terre qui n'arrivait même plus à respirer, et c'était que lui aussi il n'arrivait même plus à respirer en ville, mais ça il le savait pas encore. C'était en région parisienne qu'il habitait. Et quand il se retrouvait au Cortijo il ne pouvait pas comprendre qu'on y fit encore la préférence au béton. Le béton c'était pour la ville et s'il ne voulait plus de béton c'était peut-être bien qu'il ne voulait plus de la ville. En une demi-journée il avait tout fait sauter et y avait plus qu'à planter. Le père disait qu'il verrait pas pousser ces arbres. C'est toujours ça qu'il disait le père mais personne n'y croyait. Faire sauter le père c'était plus dur que faire sauter le ciment. C'était un monument indéboulonnable le père. C'était le père comme ces tyrans que seulement une fois mort on osait déboulonner leur statue. Le père il avait vécu à la ferme quand il était gosse et c'était en Algérie de l'autre côté de la Méditerranée, c'est pourquoi à la retraite il avait pensé acheter le Cortijo. Mais le père du père du père il venait de cette terre, de ce côté-ci de la méditerranée, et pas de l'autre. C'était comme si après des générations les choses rentraient dans l'ordre, après tous ces bouleversement de l'histoire qui sont le fait des hommes, et c'était comme si la nature reprenait toujours ses droits mais aussi les hommes qui lui appartenaient plus qu'ils appartenaient à l'histoire. Comment lui il aurait pu expliquer tout ça? Comment lui il aurait pu faire croire que c'était pas lui mais tous ce qu'il y avait en lui, et il aurait aussi bien pu dire, mais on l'aurait encore moins cru, que c'étaient tous ceux qu'il y avait en lui qui réclamaient le Cortijo. Il avait toujours ressenti les choses de façon obscure et avait encore moins cherché à se les expliquer, et surtout pas à les commenter aux autres parce qu'on l'aurait fait enfermé, il passait déjà pour un demeuré pour toutes ces choses qu'il sentait obscurément et qui par conséquent brouillaient tout en lui, comme s'il était traversé par trop d'ondes qui l'empêcherait de raisonner clairement, d'émettre clairement un raisonnement. Mais il n'y avait pas de doute les esprits des ancêtres réclamaient le Cortijo parce que c'est là qu'ils se sentiraient le mieux et il avait dû déjà commencer à les sentir se manifester en lui, bien que trop faiblement alors, pour avoir songer ne serait-ce qu'un instant au Cortijo comme à un lieu de vie quand sa vie jusque là s'était écoulée en ville, plus entourée de béton que d'arbres et de plantes. Le Cortijo il avait été vendu sans qu'il le sache après la mort du père et le départ de la mère pour Benidorm et il était trop tard maintenant et les esprits étaient condamnés a errer comme des âmes en peine, des exilés qu'ils devaient se sentir, qui auraient plus jamais de terre à eux. Le Cortijo il avait dû être vendu à un Anglais ou bien à un Hollandais, peut-être à un Allemand, qui sait si à un Français, et Alfonso il dirait que c'est une enclave étrangère en Espagne le Cortijo, ce qu'il aurait jamais dit Alfonso du vivant du père qui parlait aussi naturellement l'espagnol qu'il avait parlé l'arabe quand il était de l'autre côté de la Méditerranée.

mardi 30 avril 2024

Le deuil blanc


Ils vivaient pour leur famille, pour leur femme, pour leur homme (il ne savait s'il fallait par convenance que cela soit écrit au singulier), pour leurs enfants, pour leurs petits enfants, pour qui sait encore, et pour combien de temps encore, mais une chose était sûr c'est que plus personne ne vivait pour lui, que la dernière personne qui aurait vécu pour lui était cette femme malade qui ne savait même plus qui il était pour elle. Il pensait à cet absolu de notre existence toujours en butte avec cette toute relative existence que l'on pouvait avoir pour les autres. Il pensait encore à cet appauvrissement de l'être qui conduisait inexorablement à un appauvrissement de la relation entre les êtres, qu'on se devait d'enrichir un maximum son être pour que cet être puisse être pour l'autre source d'enrichissement et non d'appauvrissement, parce que deux misères ensemble ne font qu'accroitre une misère commune, et il lui semblait plus que jamais être le témoin de misérables relations, et s'il devait maintenant se retourner sur la sienne il n'aurait pu assurer qu'il avait été un mieux pour elle, qui lui eût apporté cette présence suffisante pour qu'elle se sente moins seule et plus forte au monde, parce que sinon pourquoi elle était tombée malade, et ce n'était pas une maladie organique que la sienne: elle avait Alzheimer, elle avait perdu la tête. C'était un être angoissé, tous les êtres sont angoissés, mais n'avait-il pas ajouté à son angoisse personnelle la sienne d'angoisse, au lieu de la renforcer ne l'avait-il pas fragilisée? Depuis qu'elle avait pété un câble (il ne fallait pas attendre de lui non plus qu'il emploie des termes médicaux parce qu'il n'était pas docteur en médecine), pété ce câble qui doit relier l'existence à la conscience, elle n'avait plus souci de rien et c'était lui qui devait se charger de tout et d'elle en premier. Il se faisait aider. Lui qui n'aurait jamais voulu que quelqu'un approcha sa femme il y avait maintenant quelqu'un pour lui faire la toilette. Quelqu'un aussi pour asseoir cette femme qu'il avait connue si active face au parc où son regard se perdait jusqu'à ce qu'il voulut la prendre avec lui sur le canapé pour regarder la télé, mais elle n'avait plus souci de rien, pas plus de lui que de la télé, et s'il ne semblait pas que toute vie l'eut quitté c'était pour cette vie organique qui la tenait comme elle nous tient à tous, mais si nous cessons un jour d'exister les uns pour les autres comme il avait cessé d'exister pour elle, ce serait certainement un drame pour l'humanité; d'ailleurs pouvait-on encore parler d'humanité parce qu'on n'avait cesse de boire et de manger, mais de moins en moins souci de l'autre, et cet autre ne devenait-il pas si pauvre, si inexistant, que la relation en fut également amoindrie, dégradée. S'il pensait à leur relation passée et à leur relation présente, et c'est à peine s'il pouvait parler de relation, si le mot relation avait encore un sens, et on devrait penser davantage au sens qu'il a encore pour nous, ce nous qui inclus les autres, il ne pouvait manquer de ressentir une peine immense et qui ne s'arrêtait pas à sa femme.

Le Suisse avait eu un mot pour ça: il avait parlé de la mort blanche. En fait on parle plutôt de deuil blanc: "Dans le deuil blanc, l'aidant fait le deuil d'une relation avec la personne touchée par une pathologie dégénérative qui est encore présente à ses côtés, qu'il continue à accompagner mais qui n'est plus celle qu'il a connue auparavant". Il avait trouvé cette définition du deuil blanc après une petite recherche sur google dans "Le journal des femmes santé". Mais le Suisse venait de perdre sa femme malade d'Alzheimer et c'est pourquoi il avait dit: "la mort blanche". On pouvait aussi le dire comme ça pour sa femme à lui puisqu'il s'agissait d'une disparition de son vivant. Mais la mort blanche c'est encore un roman de science fiction qui le renvoyait à l'intitulé cette fois-ci d'un film de science fiction: Le Soleil vert parce que ce qui l'avait choqué dans ce film Le Soleil vert c'était la disparition des ressources naturelles, et surtout des océans, il n'y aurait plus d'océans mais on passait à un mourant ces paysages, cette nature, ces océans dont il aurait la nostalgie mais qui n'existeraient plus, car n'était-ce pas cela enfin qui se passait avec Sylvie: il voyait encore Sylvie mais Sylvie n'existait plus, le mourant c'était lui, Sylvie était déjà morte. Il aurait même dit que Sylvie était la morte blanche. Quand ils s'étaient mariés et c'était sur le tard et c'était seulement à la mairie, Sylvie n'avait pas porté la robe blanche de mariée et maintenant c'était la morte blanche. Comme cette femme très blanche qu'il avait vue et qu'il avait trouvée belle. Un accident sur l'autoroute l'avait tuée et projeté son corps loin de la voiture accidentée. Sans doute qu'il trouvait à Sylvie cette beauté qui était la beauté de la morte blanche. Quand elle marchait encore Sylvie il avait vu les gens s'écarter ou changer de trottoir: auraient-ils vu les gens en Sylvie la mort blanche, la mort blanche dont le Suisse lui avait conseillé de s'éloigner comme si c'était contagieux, comme s'il n'en avait pas saisi toute la beauté et cette beauté tenait aussi à son étrangeté: Sylvie étrangère à elle-même mais Sylvie tout de même, et quel progrès en l'homme si l'homme n'avait plus peur de la mort (ils disent que la mort fait partie de la vie mais ils l'en exclue) et Sylvie n'avait pas peur de la mort et en Sylvie il lui était permis de la côtoyer et d'en admirer la beauté, le calme et la sérénité, et cette blancheur immaculée, comme une profonde transparence, comme une réelle indifférence, comme une vraie liberté qui est celle qu'on a enfin trouvé quand on existe plus pour les autres, oui Sylvie était la morte blanche qu'il aimait.

Mais il devait faire le deuil sur leur relation. Dans ce roman de science fiction La Mort blanche un homme mystérieux que tout le monde finit par appeler Le Fou défie le monde en répandant un virus inédit qui ne tue que les femmes. Mais parce qu'il était lui d'humeur noire pour ce qui lui était arrivée à sa femme, et ne lui fallait-il pas avouer plus qu'à sa femme à ce qu'il en était résulté de leur relation, et parce qu'il ne voulait pas que cela n'arriva qu'à lui seul, à son tour comme cet homme mystérieux dans sa folie il défierait le monde sans avoir même à répandre ce virus parce que déjà selon lui il se répandrait de par le monde, mais plutôt que le virus ce discours apocalyptique qui prédirait pour tous Le Deuil blanc. Car ce serait un mal insidieux, passé de tous inaperçu, et qui toucherait tout le monde mais dans sa relation à l'autre rendue de moins en moins possible et de plus en plus pauvre, et ce ne serait plus que dans les films et les romans que serait entretenue la fiction d'une relation parce que dans la réalité personne ne s'entendrait plus. Aussi une technique avancée de communication (pensait-il au portable) ferait croire à une véritable communication entre les êtres que bientôt viendrait suppléer des robots qu'ils tenteraient d'humaniser à défaut d'humanité réel et existante. Mais il pouvait aussi s'imaginer lui-même comme le protagoniste d'un film Le Deuil blanc: un homme rendu fou et entré dans une colère noire (il aimait ce jeu avec les couleurs et fait de contrastes) qui parce qu'il n'avait plus de relations avec sa femme répandrait ce virus inédit qui ne tuerait personne mais rendrait toutes relations impossibles entre les êtres et comme dans Le Soleil jaune on projetterait à l'humanité mourante non pas des paysages fait d'océan et de soleil couchant mais le film de leur relation amoureuse qui se serait éteinte depuis bien longtemps, si longtemps que personne n'en aurait plus mémoire au point que tous pourraient confondre la réalité passé avec la fiction présente et se dire c'est comme ça que l'on se parle et c'est comme ça que l'on s'aime parce qu'ils ne sauraient plus comment ils s'étaient parlés et comment ils s'étaient aimés et qu'enjolivant tout ça l'on rendrait tout retour impossible à une humanité aimante, et lui en tant que protagoniste du film participerait plus que tout autre à cette gageure parce que la relation leur étant désormais impossible il n'y avait que la fiction qui pu entretenir un semblant de relation.

lundi 29 avril 2024

L' atavisme

 

Il portait par tout temps sur son tee-shirt un pull léger, de préférence bleu sombre et d'une taille au-dessus qui l'enveloppait comme un sac, et descendait jusqu'au dessous de la ceinture, et tombait raide sur un jean de la même couleur quoique délavé, et qu'il ne quittait plus. C'était dans cet accoutrement qu'on pouvait le voir toute la semaine et si la décence et l'hygiène n'auraient réclamé qu'il en changea, la mode n'ayant jamais eu aucune emprise sur lui, on ne lui en eut pas connu d'autre. Le vêtement était pour lui comme une seconde peau, et on ne change pas de peau tous les jours. Mais autour de lui on changeait de chemises comme d'opinions parce que tout n'était que modes: mode de s'habiller, mode de penser, et qu'il fallait suivre la mode, que tout était injonction à suivre la mode. Comment pouvait on encore oser parler d'identité ? Peut on parler d'identité du caméléon ? Plutôt d'adaptabilité au milieu ambiant. Eh bien lui on ne pouvait pas dire qu'il se soit adapté au milieu ambiant. Et, quand il disait, il, c'était pas à lui en particulier qu'il pensait mais à tous ceux qui bien que morts et enterrés voudraient bien poursuivre leur vie en lui, et à qui sa grande passivité n'était que permissivité qui leur permettrait d'exister encore à travers lui, tandis que seul ceux qui étaient sujet à la mode leur auraient fait barrage. Il lui fallait cependant avouer que toute une partie de sa vie il avait comme tout le monde voulu passer ces vacances en bord de mer, et, s'il lui avait été possible d'y vivre il aurait exaucé ce qui était le rêve de beaucoup, rêve auquel les invitaient toutes les agences de voyages comme toutes les agences immobilières, c'est-à-dire tous les créateurs de rêves comme de modes passagères. Quand il (et c'était ils au pluriel qu'il aurait dû écrire) n'avait jamais vécu qu'à l'intérieur des terres et au mieux auprès d'une rivière. Car, à bien y réfléchir, c'est là qu'avaient dû  vivre ses aïeuls, êtres bornés plus qu'aux larges horizons ouverts. Ils n'auraient pas voulu qu'il s'en aille de là où avait vécu les siens et c'étaient des pecnos, des culs terreux, ou autres noms que leur donnaient les gens de la ville, et lui, lui il s'était vu en citadin, mais il était de ces citadins qui ne tiraient aucun profit de la ville, lieu de spectacles et de divertissements, quand il n'avait, et quand le temps le lui permettait, qu'une hâte et c'était de s'en éloigner de la ville comme de se rapprocher de la nature. C'est ce qu'il avait dit à l'un de ses amis tout récemment: "toi et moi on vit en ville mais on est de la campagne" parce que cet ami lui avait confié que sans sa femme il ne sortirait pas en ville, puis lui avait raconté qu'avec sa famille ils se réunissaient pour un pique-nique sauvage, et c'était avant en Italie et tandis que tous les vacanciers rejoignaient les bords de mer qu'ils choisissaient de s'enfoncer lui et sa famille dans les terres où personne ne viendrait les déranger. Il avait entendu dire ça aussi des catalans à Barcelone quand arrivaient les touristes et qu'il n'y avait plus un catalan de souche dans la ville. Ils s'étaient réfugiés dans les montagnes avoisinantes où ils avaient "un mas". Quant à lui, de tout ce que la ville lui proposait il avait choisi les salles de culture physique qui avaient poussé en ville comme les champignons à la campagne, et là n'était pas le seul point commun, car c'était bien ce qui était proposé comme exercices aux citadins privés du grand air et des travaux des champs. D'ailleurs, beaucoup d'exercices de culture physique rappelaient les mouvements exécutés par les paysans muni d'une faux ou autres instruments de travail avant la mécanisation des tâches. Et sa musculature aurait bien pu être celle d'un paysan labourant sa terre aussi que ceux qu'il voyait dans les salles peinant et soufflant et suant eau et sang à remuer avec lui des charges qui ne leur rapportaient plus rien sinon cette musculature. C'était pour lui la grande révélation de ces derniers années de vie qu'il coulait paisiblement: "lejos del mundanal ruido" comme disait le poète Fray Luis de Leon, parce qu'il lui fallait allé chercher ses ancêtres dans la lointaine Espagne, dans la lointaine et profonde Espagne, la catholique, quand il s'était refusé cette âme religieuse, autre concession qu'il avait faite à son temps, mais à défaut d'âme ce qui prenait de plus en plus possession de lui c'était l'esprit des ancêtres, ces pecnos, ces culs terreux, ces culs bénis, parce que son époque ne les aurait pas juger autrement.

Il n'y avait pas si longtemps que ça, peut-être vingt ou trente ans, mais déjà dans ses souvenirs était presque irréel ou comme une imagerie sainte celle d'une famille réunie autour d'une grande table à rallonge (y avait-il encore des tables à rallonge?). La partie la plus éloignée de lui se tenant dans l'obscurité, et c'était une de ses journées d'été où la lumière en était presque blanche d'intensité lumineuse qu'on l'aurait dit aussi religieuse, et la table n'en apparaissait que plus sombre et ses hôtes des ombres, des ombres du passé, car beaucoup comme son père auraient décédés. Il n'avait pas encore son œil de verre, celui qui était tombé sur la table de son ultime demeure, et dont il avait pris le parti d'en rire, mais c'était le cancer, ce "crabe" qui l'avait poussé de l'intérieur. Il avait le père réuni une famille que lui le fils ignorait avoir, parce que d'habitude autour de cette table il n'y avait que le père et la mère et leurs trois enfants pour ces vacances d'été qu'ils passaient en Andalousie depuis qu'il avait cinq ans. C'était donc plus tard, de retour de Nouvelle Calédonie, qu'il les aurait vus. En fait il ne les voyait pas parce qu'ils étaient à l'autre bout de la table et comme à contre-jour, mais il les entendait et c'était comme les voix des esprits qui s'étaient incarnés ce jour-là. Le père avait toujours dit qu'ils venaient de la terre, mais avait cependant toujours été attiré par les bords de la méditerranée (sans doute cédant aussi à son temps) où il avait acheter cette petite maison au parement de briques rouges ou chaque été il fallait passer un coup de vernis, aussi qu'aux grilles noires en fer forgé un nouveau coup de peinture, et surtout il y avait la fosse sceptique à vider car il n'aurait pas fallu qu'ils oublient qu'ils étaient des bouseux, et n'était-ce pas le moyen le plus sûr de le leur rappeler à ses rejetons d'où ils venaient. Leurs voix étaient dures qui auraient rompu la plus grande clameur comme si ce fut le plus grand silence qu'un accent très fort, et c'était celui de la campagne, qu'on eut dit à couper au couteau, qu'il en tremblait presque, lui à l'autre bout de la table à l'entendre, mais c'était autre chose encore qui le remuait, quelque chose qu'il n'aurait pas su définir, comme il ne comprenait pas leurs propos en une langue qui depuis des générations avait cessé d'être la sienne, et qu'il tentait d'apprendre, mais il savait déjà que cela échappait à tout enseignement, qu'on pourrait lui apprendre la langue de ses ancêtres mais pas la façon de penser de ces bouseux; comment aurait-il su s'il l'avait ou s'il l'avait pas leur façon de penser ? Mais lui il aurait dit qu'il l'avait pas, quoique plus il voudrait s'en défendre plus il se trahirait, il se trahirait en voulant les trahir. Quand maintenant que son accoutrement variait moins que jamais, quand maintenant qu'il ne bougeait plus de chez lui, et qu'il n'aurait même pas cherché le bord de mer, qui pourrait dire si c'est pas tout au fond de lui un peu de religion qu'il irait chercher sans oser se l'avouer, c'est qu'il n'était plus sûr d'être si différents d'eux que ça, et que ce ne fut pas eux en lui qui revivaient. Il les auraient vus alors à cette table ou plutôt entendus et ils auraient parlés de leur terre avec un accent si fier et dénué de toute concession aux modes de son temps, aux modes de s'habiller comme aux modes de pensées; et se seraient révélés à lui comme des réfractaires à tous changements, des inadaptés que le père n'aurait pas voulu réinviter à sa table, et si lui il n'avait pas aimé le père ce serait pour cette rectitude, la leur, que le père aurait gauchie, parce qu'il fallait être de son temps et se plier aux modes de son temps. C'étaient des ombres, des ombres sèches, arides et sèches comme la terre, qui sous le soleil qui tapait dur ouvraient leurs brèches insondables et noires, qui continuaient à le hanter, parce que ce jour-là elles avaient parlées et sans doute continuaient-elles à parler en lui sans pour autant qu'il ne comprenne bien ce qu'elles lui disaient. Sans doute aussi lui avaient-elles été plutôt hostiles à moins que ce ne fut le contraire, qu'il n'ait pas voulu les écouter, qu'il eut préférer entendre la mer au creux d'un coquillage que ces voix venues de l'intérieur des terres aussi que de lui-même. Car il ne pouvait s'empêcher de penser à ceux que la foi semblait porter et donner cette belle assurance que lui avec elle avait perdue, et cette profonde indifférence au progrès que maintenant il partageait avec eux. Et s'ils avaient une voix dure aussi que de petits yeux durs et noirs, se disait-il encore, c'est parce que la vie n'avait jamais été facile pour les siens.

dimanche 28 avril 2024

Les confessions d'un interne


Il était fils d'enseignant et n'avait jamais entendu que toutes ces réformes scolaires aient cherché à réformer l'homme, en l'occurrence ici l'enfant car c'est en l'enfant que l'homme est le plus réformable. Et pourquoi voulait il que l'on changea l'homme? Et pourquoi voulaient ils tous que l'on changea les programmes scolaires ou électoraux (ce qui somme toute ne devait pas être trop différent car c'étaient des voix, des votes que l'on cherchait par là à obtenir) et aussi de lois, et aussi de régime, si l'on ne changeait pas l'homme. Et il entendait son ami s'insurger contre cette idée de vouloir changer l'homme, comme si l'homme pouvait changer devait penser son ami, et que de vouloir le changer serait aller contre sa nature. Et de croire en la nature de l'homme comme en une identité fixe et figée dans le temps n'était il pas une croyance partagée par tous les conservateurs ? Lui voulait encore croire l'homme capable de changements, de changer et en mieux, bien qu'on ne l'y aida pas, tout au contraire, et que c'était l'inverse que ce que l'on faisait qui pouvait y contribuer à ce qu'il changea l'homme, qu'on aurait pris la mauvaise direction qu'il pensait, lui, et qu'on avait donné le nom de progrès à cette direction pour que personne n'y contrevienne, mais qu'il n'y avait dans ce progrès pas de progrès humain qui seul eut mérité sa maigre contribution et le nom de progrès. Plutôt que cela on reparlait de l'internat comme une solution à l'enfance, à l'enfance à problèmes, à l'enfance qui posait problème aux hommes faits pour ne pas dire mal faits (parce que non réformés), et ça lui faisait dressé les cheveux sur la tête parce qu'il n'avait pas seulement été fils d'instituteurs mais aussi interne, et que ces années d'internat n'avaient été d'aucun profit, voire même avaient été préjudiciable à l'homme qu'il allait devenir, à l'homme qui ne s'en était pas encore remis que d'avoir pas eu de chez lui, d'avoir été trop tôt livré aux institutions publiques, et ce n'est pas ce qui les lui faisait aimer, pas plus que ça ne lui faisait aimer l'autorité. Il rejetait même l'idée d'un être social parce que trop vite on l'aurait jeté dans la sphère publique, parce qu'on n'aurait pas respecter en lui l'être privé a en vouloir trop vite faire un être public, et on avait obtenu cet effet boomerang qui était le retour brutal de l'être privé, cette violence de l'être privé dans son opposition brutale à tout ce qui pouvait l'aliéner parce que l'éloigner de lui-même, le contraindre comme on l'avait fait dès son plus jeune âge a être avec les autres, ceux qui n'étaient pas ses proches, avec qui la société aurait voulu qu'il s'entende sans lui laisser pour autant le désir et le temps de créer du lien sinon celui d'une souffrance partagée: celle de perdre un foyer, d'en être exclu, banni, d'où ce sentiment d'exclusion, de bannissement, qui ne le quitterait plus jamais, et l'impossible réconciliation avec les autres avec qui dès le début il lui en avait coûté d'être. Les autres avaient été l'ennemi juré, celui dont on devait se préserver, le grand que craignaient les petits, et la loi du plus fort que l'institution n'empêcha pas qu'elle s'exerça sur eux, l'impuissance de l'institution, l'institution aveugle à toutes les petites et aussi les grandes humiliations et brimades et violences qui pouvaient s'exercer sur le plus faible, mais interdisant par contre toute révolte des plus faibles, comme aussi toute fugue hors de l'établissement, mais n'empêchant pas non plus les nuits sans sommeil des petits et ceci malgré l'extinction des feux, et sans attention pour la marmaille souffreteuse dont tout le monde semblait avoir détourné les regards, seulement faire en sorte qu'elle sombre dans l'oublie, qu'elle ne fasse pas parler d'elle, car ce serait forcément en mal, et comment pourrait-il en être autrement puisque tout bien l'avait quitté aussi que les siens. Il accusait l'internat d'avoir fait de son frère un être violent et de lui un pleutre, un veule, un être dénué de confiance en lui-même comme en les autres et pas pour autant complètement dénué de violence. Non, il ne sortait rien de bon de l'internat comme il ne sortait rien de bon de la prison, et l'internat n'était à ses yeux rien d'autre qu'une prison pour enfants, pour enfants dont tout le mal résidait en l'absence des parents; et l'internat ne remplaçait en rien les parents, même les pires des parents étaient mieux pour un enfant que l'internat. Alors il faudrait réformer les internats, qu'on lui dirait, ou que les internats de jadis ne sont pas comme les internats d'aujourd'hui (qui auraient été réformés au préalable). Il voudrait bien les croire à tous ceux qui y allaient de leurs réformes, ils voulaient bien y croire à leur bonne volonté réformatrice, s'ils voulaient bien entendre à leur tour qu'aucune réforme comme aucune discipline ne pouvaient remplacer l'amour que l'on devait à l'être humain et plus que jamais à cet âge tendre où tout s'y imprimait de façon si forte que c'était après pour toute la vie que ça restait en lui, aussi que le manque de tout et que l'internat n'apportait rien, ne comblait rien, et que c'est ce qu'il eût fallu faire, sinon que ces êtres livrés à eux-mêmes l'étaient encore plus davantage aussi qu'aux nuisances et hostilités d'un monde dont ils ne seraient pas protégés mais exposés par l'état d'impuissance et de vulnérabilité où ils se trouvaient et c'était à l'internat, à l'internat plus qu'ailleurs, plus que partout ailleurs dans le monde à l'internat.

Il y avait cette herbe qui lui apparaissait plus tendre et plus verte et plus lumineuse que ses yeux d'enfant mouillés de larmes qui de la salle d'étude de l'internat regardait la pelouse du stade de l'autre côté qui était celui du monde libre et heureux. Il lui suffirait de sauter par la fenêtre quand le surveillant allait s'absenter comme il le faisait presque toujours parce que c'était trop d'heures d'étude, a être enfermé là, même pour le surveillant qui devait pas être d'accord pour partager leur sort jusqu'au bout, c'était pas son salaire de misère qui allait compenser ce manque de liberté. C'était un grand bel homme qui en imposait par son physique. Il terminait ses études pour être professeur d'éducation physique. Le grand air il devait aimer ça. Et le soir, parce qu'il était aussi au dortoir avec eux et après sa dernière ronde et l'extinction des feux, il devait pas rester non plus, dans sa loge on l'avait pas trouvé quand on avait eu besoin de lui, il aurait mieux à faire que de s'occuper des petits, que d'être comme une maman ou un papa pour eux, et puis il était bien trop jeune pour ça. Mais ça c'est les grands qui le disaient qu'il avait bien mieux à faire et lui il n'était pas en âge pour le comprendre. Il croisait ses deux petits bras sur le pupitre d'élève et posait sa tête dessus qu'il relevait de temps en temps pour regarder en direction du surveillant, mais il avait un retard de sommeil qui lui faisait sans arrêt repiquer du nez. Il jetait aussi de temps en temps un regard par la fenêtre, y avait que son livre ouvert sur le pupitre qui ne l'intéressait pas, c'était le livre de math et en math il n'était pas bon, malgré tous ses efforts il se disait qu'il y arriverait jamais et qui y avait personne pour lui expliquer, et ça ça le faisait rager. Il en avait après les math et c'était comme si les math représentaient le monde des adultes qu'il ne comprenait pas non plus et après qui il en avait aussi. La fenêtre il lui suffisait de sauter, après il y avait le grillage, mais s'il sautait un peu loin il atterrirait de l'autre côté du grillage et il serait libre, déjà il était heureux rien que d'y penser. Souvent il avait fait ce rêve qu'il y arrivait de l'autre côté du grillage comme s'il avait été un ange et qu'au dernier moment ses ailes, les ailes de l'ange, se seraient déployées pour l'aider à sauter, parce que sans ailes il n'arriverait pas si loin, à franchir la distance qui le séparait du monde libre et heureux, qu'il se disait parce que c'est ainsi qu'il le voyait de ce côté-ci de la fenêtre où il se trouvait. Mais le grand était venu le trouver quand le surveillant s'était absenté, et il l'avait empoigné. Lui il s'était débattu mais n'avait pu rien y faire. Il avait balancé ses bras et au bout de ses bras avec ses poings tapé dans le vide parce que le grand qui l'avait empoigné et lui avait cogné la tête contre les armoires du fond de l'étude où ils rangeaient leurs affaires de classe, l'avait tenu à bonne distance de sorte qu'il ne put l'atteindre, et il avait continué à se débattre comme une petite bête prise au collet avec à chaque fois moins de force et plus de rage impuissante, qui était la pire des rages, celle qui la nuit l'empêchait de dormir et lui faisait penser au suicide ou qu'il serait bon de se jeter par la fenêtre de l'étude sans plus rien penser qu'à l'évasion, dussé-je lui coûter la vie si c'était le prix de la liberté et du bonheur qu'il ne pouvait entrevoir entre les murs de l'internat. C'est pourquoi quand le grand fini par le lâcher et qu'à moitié sonné il rejoignit sa place c'est plus que jamais qu'il pensa à se jeter par la fenêtre qui restait toujours entrouverte. Cependant il essaya encore avec les math ce qui ne fit qu'augmenter son désespoir, et il serait allé lui-même se cogner la tête contre les armoires pour en finir s'il n'y avait pas eu la fenêtre. Il demanda alors à son ange de l'assister et monta sur le pupitre qui se tenait le plus près de la fenêtre, puis voyant qu'il y avait l'espace pour son petit corps menu décida de sauter. Mais ce fut pour se retrouver pris entre le grillage de la clôture et le mur de l'étude, car son ange n'avait pas déployé ses ailes à temps pour l'aider. Le grand maintenant lui tendait les bras, ces longs bras de grand, et non pas pour le saisir au collet, mais pour qu'il s'y agrippa et qu'il put le remonter, le hisser avec sa force de grand jusqu'à la fenêtre de l'étude, et avant que le surveillant n'arriva sinon il serait puni, et peut-être punis tous les deux parce que les autres, même s'ils n'avaient rien dit, avaient vu ce que le grand lui avait fait, et pourraient aller tout raconter au surveillant quand le surveillant reviendrait et leur demanderait à tous ce qui s'était passé, et il y en avait toujours pour rapporter. Leur chance ce jour-là fut que le surveillant ne revint pas de sitôt. Lui, il finit par s'accrocher aux bras du grand, et le grand il finit par réussir à le remonter, car ce ne fut pas sans peine. Ce fut comme un sauvetage sauf qu'un sauvetage ça vous ramène pas dans le monde que vous avez voulu quitter. Il referait alors une tentative. Il s'était juré alors qu'il referait une tentative. Et que s'il échouait il y aurait toujours le grand pour l'aider à remonter qu'il avait même pensé. Mais le grand c'était aussi juré qu'il le toucherait plus parce qu'il voulait plus avoir à l'aider à remonter. Qu'il se débrouille tout seul s'il était fou, que devait s'être dit le grand, et c'était en effet fou de rage et d'impuissance qu'il était, et c'était même un sentiment qui ne le quitterait plus jamais comme que de l'autre côté on ne pouvait pas être autrement que libre et heureux sinon c'est que l'on avait jamais été interne.

samedi 27 avril 2024

La parole humaine


A nouveau il entendait gémir à l'étage du dessous. Ils devaient être de retour de vacances, car il ne les avait pas entendu gémir depuis un bon bout de temps quand c'était pratiquement tous les jours qu'il les entendait. Bientôt leurs gémissements s'éteignirent. Peut-être que s'il avait assisté à la scène il aurait davantage apprécié. Ce n'est pas que c'était un voyeur. Mais il pensait que quand il manquait l'image on était moins pris par l'événement, moins hypnotisés. Que c'était comme à la télé qu'il entendait souvent parce qu'elle restait en marche tandis que lui préférait prendre un livre. Il se disait aussi, alors que ne lui parvenait que le son, et c'était souvent un bruitage infernal, aussi que l'expression trop vive et stupide d'émotions, qu'il fallait être bête pour se faire prendre par ça, oubliant combien de fois il avait été attrapé, mais c'était par l'image qu'il se disait qu'il avait été attrapé: loin des yeux loin du cœur. Il y avait autre chose encore. Maintenant c'était le bruit dans les tuyauteries. Tout cela avait de quoi ôter tout romantisme à la chose. C'était la chose dans toute sa crudité. L'hygiène nécessaire et consécutive à l'acte allait le lui rendre presque répugnant. Il avait chez les animaux un caractère reproducteur. Et il pensait à la position de l'église, que ce caractère reproducteur serait ce qui le sauvait de l'ignominie. Jamais jusque là il n'avait pensé que de ne pas faire ça pour avoir des enfants serait sale, que les enfants plus que l'eau dans les tuyauteries pouvaient nous laver de l'acte qu'on dit amoureux. Et tout ça parce que mis à distance de cet acte dit amoureux il n'en avait entendu que les râles et autres bruits gutturaux et que ça lui avait fait comme quand il entendait la télé sans la voir, et qu'il s'était dit que c'était bête ce qui passait à la télé et qu'il ne s'y ferait plus prendre, sans compter que souvent c'était sordide, plus sordide que dramatique. Et c'était toute la vie de l'espèce qui lui apparaissait maintenant comme sordide et encore plus si elle se vautrait dans la fange de son propre plaisir quand tout ce qui pouvait l'en excuser c'était la nécessité, et il voyait alors l'amour comme il ne l'avait jamais vu auparavant: comme une fiction au même titre que la télé, une fiction qui nous entretenait loin de la réalité du monde et de ces nécessités, une fiction qui dès qu'on était privé de l'image se révélait dans toute son absurdité, sa bêtise crasse qu'il aurait dit. Son coloc le soustrait à ses pensées par ces reniflements et raclements de gorge, aussi qu'à nouveau le bruit de l'eau dans les tuyauteries, parce qu'il faisait ses ablutions avant la prière. Il regrettait alors presque les deux tourtereaux de l'étage du dessous. Mais que ce soit pour la prière ou pour l'amour qu'il se disait, c'était insupportable et inhumain, car tous ces bruits qui n'arrivaient pas a être des sons articulés l'exaspéraient au plus haut point. Quel animal ce coloc! Quels animaux ces voisins du dessous! Il ne voyait là qu'éruptions et éructations dont la fréquence et la régularité le mettait à la torture, le supplice de la goutte d'eau c'était rien à côté de ce que lui faisait subir cette bande d'animaux. Elle avait bon dos la religion ou l'amour qui dissimulait, qui n'avait d'autre but que de dissimuler l'animalité comme la fiction dissimule la réalité, mais très mal, très mal qu'il se disait dès qu'on prend un peu de distance, dès qu'on se soustrait à l'image, à son pouvoir hypnotique, et n'entend plus que les sons, des sons qui ne sont même pas des sons articulés. Il fallait absolument qu'il pense à d'autres bruits et il se mit à penser au bruit que fait le cœur et au bruit que fait la vague. C'était de loin le bruit renouvelé de la vague qui l'emportait mais était-ce parce qu'il la voyait en même temps qu'il l'entendait, et qu'il préfèrerait voir la vague mourir et renaître que voir un cœur battre, un cœur qui à chaque fois semble s'arrêter et à chaque fois repart. Mais ce qu'il préférait à tout c'était d'entendre les gens se parler. Il aimait les mots que l'on prononça et dans l'amour les mots d'amour qui seraient à ses yeux comme à ses oreilles plus beaux que l'amour lui-même, et dans la prière les mots de la prière plus que la prière elle-même. La parole humaine, voilà ce qu'il aimait.

vendredi 26 avril 2024

Pourquoi m'as tu abandonné


"Pourquoi m'as tu abandonné" avait dit la mère quand le père était tombé gravement malade. Ignorait elle qu'elle venait de prononcer les paroles du Christ sur la Croix. On l'avait pourtant mise chez les sœurs pour qu'elle détourne ses regards des hommes et les porte vers Dieu le père, et c'est pourquoi ça ne lui avait pas plu à la mère qu'on la mette chez les sœurs mais elle avait parlé comme le Christ, comme lui elle s'était senti abandonnée. A moins qu'on ait jamais vraiment le droit à la parole. Qu'y est trop de gens qui aient besoin de s'exprimer à travers nous. Parce qu'ils sont morts inutilement. Et qu'ils l'admettent pas. Et qu'ils abdiquent pas de sitôt. Et qu'ils veulent poursuivre leur vie en nous. Le Christ c'était un homme comme les autres après tout. On porte tous sa croix. La mère aussi elle avait porté sa croix. Et il pouvait bien parler à travers elle au moment où sa croix lui avait pesée à la mère. Mais elle avait eu du culot quand même que de lui reprocher de l'abandonner au père quand il avait déjà fort affaire avec cette maladie qui lui était tombé dessus. Sans doute qu'il lui tombait moins dessus à la mère alors et que ça ça devait lui manquer. D'ailleurs elle avait pas tarder après à se retrouver quelqu'un qui puisse lui tomber dessus de temps en temps. C'était une petite femme comme on les aimait alors, un peu grassouillettes. Elle avait aussi de grands yeux verts. Il n'y avait jamais pensé que comme on pense à une mère, mais il devait reconnaître qu'elle plaisait aux hommes, qu'elle devait savoir y faire avec les hommes. Quant aux enfants ils ne l'intéressaient pas, en tout cas pas tant qu'ils aient atteint cet âge où ils commencent à être des hommes. Alfonso, son ami d'enfance, juste après la mort du père, et tandis qu'il était encore lui avec la veuve joyeuse était passé le voir, qu'elle l'avait même trouvé pour la première fois charmant, "il est charmant ton ami" qu'elle lui avait dit, c'est que c'était plus un enfant Alfonso ou qu'elle ne voyait plus en Alfonso l'enfant qu'elle avait toujours vu. Puis des hommes mûrs étaient venus au domicile, dans cette maison de vacances qui avait été la dernière demeure du père, et était maintenant la maison de la mère, lui rendre visite, puis elle lui avait demandé à lui de partir maintenant que le père était parti, il avait bien aidé et elle se sentirait pas abandonné s'il partait maintenant, alors il était parti. Il n'avait d'ailleurs plus l'âge d'être avec sa mère. Même le petit elle l'avait plus voulu. Lui qui était le portrait tout craché du père elle l'avait plus voulu. La mère ce qu'elle voulait c'est refaire sa vie. Personne l'aurait compris. Allez leur faire comprendre qu'avant d'être une mère ça avait été une femme. En fait elle avait jamais su s'y faire à ça d'être une mère. Elle avait fait avec. Mais c'était pas en elle. C'est pas en toutes les femmes d'être mère. Les femmes elles ne naissent pas mère. On ne nait pas mère on le devient aurait dit… Mais sa mère à lui elle était jamais vraiment devenue mère. "Pourquoi m'as tu abandonné" qu'il aurait pu lui dire le jour où on l'avait mis à l'internat ou bien avant quand on l'avait laissé à la grand-mère mais il avait pas encore l'âge de parler pour le dire. C'étaient même pas des souvenirs, ça lui avait été rapporté qu'il avait été abandonné à la grand-mère. Est-ce qui pouvait lui en vouloir pour ça: si trop jeune elle avait été mère, si elle avait été mère avant que d'être mère. Y a Stromae dans sa chanson Papaoutai qui dit "Tout le monde sait comment on fait des bébés/ Mais personne sait comment on fait des papas", alors des mamans encore moins. Les filles faciles ça tombent facilement enceinte, après ça se complique. Mais avec la grand-mère ça avait pas été facile pour la mère. Il avait fallu se marier avant. Et ça avait été le père le premier à l'engrosser. Et elle était toujours pas mère pour autant. Pour lui qui avait été le premier. Pour le deuxième ça avait pas été beaucoup mieux qui l'avait suivi d'un an à l'internat. Il avait fallu attendre le petit qui était lui jamais allé à l'internat. Mais après la mort du père elle avait plus voulu du petit non plus. C'était la jeune fille qui renaissait de ses cendres ou qui se refaisait une virginité après tous ces enfantements et les infanticides auraient pu suivre mais y avait juste à pas être mère: les enfants ça peut s'élever tout seul, qu'elle avait dû penser la mère. Et c'est bien l'impression qu'il avait eu: de jamais avoir eu de père, de jamais avoir eu de mère. Mais il était jamais arrivé à dire au père ce qu'avait dit la mère: "pourquoi m'as tu abandonné". Et elle avait pas pris une rouste la mère pour avoir dit ça.

Juste ce jour-là, sur la piste à horaires où on pouvait circuler que dans un sens de telle heure à telle heure, après ça circulait dans l'autre sens, et il fallait toujours faire gaffe aux retardataires parce que la piste elle était pas assez large pour qu'on se croise, pourtant le père il avait arrêté la voiture pour le battre parce qu'il avait juste dit: pourquoi on l'emmenait à l'internat à Nouméa s'il y avait plus près Bourail où La Foa ou plus près encore et qu'il pourrait alors rentrer à la maison presque tous les soirs ou au moins le Week end, qu'à Nouméa il les verrait plus pendant des mois, et ce fut le cas. Mais ça l'empêcha pas au père, pas plus que la circulation qui allait reprendre dans l'autre sens, de défaire sa ceinture en lui criant de pas bouger pour que paralysé de peur il puisse recevoir les coups de ceinture et il y alla pas de main morte le père que ce fut comme un souvenir de lui pour quelques semaines qui furent ses premières semaines d'internat. Ils avaient quittés la France y a pas longtemps pour la Nouvelle Calédonie, la France où il y avait la grand-mère et les oncles et les tantes et les cousins et les cousines, pour la Nouvelle Calédonie où y verrait même plus ses parents, sa mère surtout allait lui manquer, mais elle disait rien sa mère tandis que le père frappait, frappait, frappait, frappait, qu'on aurait dit qu'il allait jamais s'arrêté, qu'on aurait toujours dit ça à chaque fois qu'il frappait et c'était fort, on aurait dit aussi qu'il frappait de toutes ses forces le père. Sur la route après il avait pas eu le courage d'ouvrir la portière pour se jeter mais il y avait pensé. Non l'infanticide n'était pas loin mais il aurait fallu que ça vienne de lui ou que ça passe pour un suicide. Quand la femme elle veut pas, elle veut pas, qu'on lui fasse pas faire ce qu'elle veut pas. Sa mère elle l'avait pas voulu. Pas plus qu'au frère qui viendrait un an après. Peut-être, et encore ça reste à voir, au petit quelques années plus tard, et que le père ne pèse plus cent kilos, et qu'il soit devenu directeur déchargé de classe, et qu'ils décident de garder le petit avec eux et de l'emmener partout avec eux, tandis qu'il y aurait après l'internat la colonie de vacances pour les deux autres qui verraient pas de l'année leurs parents parce qui seraient partis avec le petit en Australie, y aurait aussi le Mexique. Enfin, il savait plus très bien, parce que ça avait jamais été sa vie à lui la vie de ses parents et la vie du petit. Ou comme des vies parallèles qui seraient plus jamais amenées à se croiser. Le père avait donc décédé. La mère après l'héritage du père n'avait plus donné signe de vie. Les frères qui n'avaient jamais été assez frères, le second et lui avaient été des frères ennemis, quant au petit il n'avait pas de frères puisqu'il avait été fils unique, ne se reverraient pas. La déréliction, parce qu'il avait jamais osé parler d'abandon il préférait encore parler de déréliction quand il pensait à ce sentiment qui ne l'avait jamais quitté, et il se disait encore que c'était plus fort encore, parce qu'il voulait que ce soit plus fort encore que ce que sa mère ait jamais ressenti. Mais les femmes c'est les femmes elles sont pas capables de supporter plus, tandis que lui ce serait un champion de la déréliction. Non, il ne dirait pas ce qu'avait dit sa mère et avant sa mère le Christ: "pourquoi m'as tu abandonné" 

mercredi 24 avril 2024

Une bonne personne


Il fallait qu'il détourne ses pensées d'où régulièrement il les trouvaient et c'était en lui, car s'il réussissait à le faire il serait un autre homme. C'est pourquoi, se disait il, c'est si difficile de changer de vie parce que pour changer de vie il faudrait changer ses pensées qui immanquablement nous ramènent à nous même, et pas qu'à nous même, aux autres aussi, mais tels qu'on se les imagine être. Il avait bien essayé d'en chasser quelques uns de son esprit mais ils revenaient invariablement à la charge. C'est vrai qu'on est hanté, on est hanté par les autres et c'est comme de dire qu'on est hanté par les esprits car ils sont pas en nous en chair et en os, même si quand il les revoyait en lui c'était tel quel et sans cet effort qu'il faut faire quand on lit pour à partir de la description qu'il nous est fait d'un personnage le voir tel qu'on se l'imagine. Mais il n'avait rien à s'imaginer, il les voyait tel que s'ils s'avaient existé en lui et non pas hors de lui, et s'était toujours en lui qu'allait les chercher son esprit tandis que leur existence hors de lui pouvait se poursuivre sans interférer.

Il allait revoir un ami. Il s'étonnerait de le trouver changer car les changements ne pouvaient venir que de l'extérieur ce qui est bien la preuve qu'en nous rien ne change comme nous ne changeons pas nous même tandis qu'extérieurement nous changeons et que nous avons alors bien du mal à nous faire à ces changements extérieurs et c'est ce qu'on appelle vieillir, car en nous nous ne vieillissons pas, c'est toujours le même bonhomme et lui il commençait à en avoir marre de se le coltiner ce même bonhomme qui ne changeait pas parce qu'il pensait toujours la même chose des autres comme de lui-même, et par conséquent s'étonnait des changements survenus, n'arrivait pas à s'y faire. Cette constatation que l'on change était directement en butte contre le fait que l'on ne change jamais qui était bien ce que l'on disait aussi: " tu ne changeras donc jamais" qu'il avait entendu souvent, et c'était vrai que l'on ne changeait jamais. Y a que les autres que l'on voyait changer mais que superficiellement, mais jamais au fond, à moins que ce ne soit l'idée qu'on s'en était fait qui elle ne changeait jamais, comme l'idée que l'on se fait de soi même qui elle non plus ne changerait jamais, et c'est pourquoi on pouvait parler d'identité tandis qu'il fallait régulièrement changer sur notre carte d'identité notre photo d'identité, mais cela ne dérangeait en rien l'idée que l'on se faisait de soi-même comme ne changerait en rien l'idée que l'on se faisait des autres, même s'ils n'étaient plus comme sur la photo et qu'il leur faudrait penser à en faire une autre. 

Il ne faudrait pas que son ami vienne pour lui annoncer qu'il a changer de vie. Il avait eu un ami comme ça qui du jour au lendemain avait quitté la France pour la Colombie et qu'il avait croisé par le plus pur des hasards dans les couloirs du métro quelques années plus tard, c'était pas la même vie qu'il aurait connu en Colombie et il aurait pu aussi se refaire la photo d'identité mais au fond il avait pas changé, et si on avait pu faire une radioscopie du bonhomme on verrait qu'il est habité par les mêmes esprits ou pensées et qu'elles n'étaient pas bonnes, qu'elles n'avaient jamais été bonnes ses pensées qui l'habitaient, sauf que maintenant à lui elles lui apparaissaient plus clairement parce qu'il voyait plus clairement dans les gens, il voyait plus clairement par quoi ils étaient habités et aussi que ça ça changeait pas, que ça changeait jamais même ce qui l'occupait ou ceux qui l'occupaient. 

L'ami qui allait venir lui il était habité par beaucoup de bons esprits et ça serait bien étonnant que ces bons esprits l'aient quitté parce qu'ils trouvaient en lui le meilleur asile qui soit. Voilà ce qu'il aurait voulu pour lui: être le meilleur asile possible pour les bons esprits et c'est ce qu'on dit être une bonne personne. Mais il n'y en avait pas beaucoup de bonnes personnes, mais celui qui porte ça en lui c'est aussi difficile de s'en défaire que celui qui porte en lui tous les esprits du mal. L'idée c'est comment on en est arrivé a être habité comme ça, qu'ils soient arrivés comme en meute nous habiter pour jamais plus nous lâcher, parce que lui il aurait bien aimé que certaines pensées le quittent, ça ferait de lui un autre homme qui aurait dorénavant une autre vie, parce qu'il voyait bien qu'il n'était pas maître de sa vie mais que c'était tout ce qui l'occupait et il aurait aussi bien pu dire (mais alors on l'aurait moins cru) que c'étaient tous ceux qui l'occupaient qui décidaient pour lui de sa vie. Et cet ami ça l'étonnerait qu'il ait changé de vie. Non, qu'il ne vienne pas en lui disant qu'il a changé de vie, tous ça parce que quelques incidents ou accidents extérieurs en auraient changé le cours, mais c'est toujours la même eau qui court, mais c'est toujours les mêmes esprits qui l'occuperaient. Il suffirait qu'il échange quelques mots avec lui, ces mots fussent ils tragiques qu'à travers eux il reconnaîtrait toujours l'ami et en l'ami la bonne personne.

L'ami avait subi plusieurs opérations cardiaque mais aucune ne l'avaient changé. Il aurait pu même se laissé aller à dire qu'il avait toujours le même cœur et que l'on comprendrait ce qu'il disait, quand même temps on verrait un cœur malade et un cœur sain. Si ça ca vous change pas un homme alors qu'est-ce qui vous change un homme. On ne sait pas par quoi est habité un homme et c'est ça ce qu'on devrait savoir, c'est ça la vérité de l'homme, son identité en fait, mais elle est multiple puisqu'on a vu qu'il était habité, qu'il n'y a pas un homme qui ne soit pas habité par plusieurs esprits. Il croyaient aux esprits comme aux pensées qui nous traversent parce qu'elles nous traversent autant qu'elles nous habitent, là aussi il faudrait savoir, c'est comme ceux qui croient à l'inspiration et ceux qui n'y croient pas, mais en matière d'esprit allez savoir, y a qu'une radioscopie et une radioscopie d'un genre spécial: qui pourrait voir les esprits qui nous habitent ou qui nous traversent, on verrait s'ils sont à l'arrêt ou en mouvement constant, s'ils s'agitent en nous ou se tiennent bien tranquilles tant qu'on a pas besoin d'eux mais prêt à accourir à la moindre inquiétude. Bon l'ami arrivait et il allait l'accueillir comme il aurait accueilli en lui ce qui (ou ceux qui) en une si bonne personne trouvait (ou trouvaient) un si bon asile.

mardi 23 avril 2024

Le dernier enchantement du monde


Le dernier enchantement du monde, le seul qu'il connaisse en fait parce que tous les autres était tombés en désuétude en ces temps sans croyance, était celui de l'amour, et dieu sait qu'il avait aimé, on aurait dit que toutes les croyances c'était reportées sur cette croyance en l'amour qui plus qu'au temps des romantiques ferait ravage en un siècle qui cependant le serait beaucoup moins romantique et c'était pourquoi un poète s'était exclamé: "il n'y a pas d'amour heureux" quand bien même ils continueraient à chanter l'amour. Il fallait croire que les femmes étaient cette moitié de l'humanité qui, pour un homme bien entendu et un homme qui aima les femmes, enchantait l'humanité. Mais cet enchantement était plus connu sous le nom de coup de foudre et le coup de foudre, comme on le savait, ne durait pas, pas plus que l'aveuglement qu'il procurait. Remis de cet aveuglement il n'y avait plus que deux êtres qui se disputaient la prééminence et qui, et là il reprenait les paroles d'une chanson, ne voyaient plus "la vie en rose". Aussi il se demandait non pas s'il pouvait vivre avec l'autre moitié de l'humanité mais si par elle il pouvait encore être enchanté, car les souvenirs de ces moments d'enchantement du monde était tout ce qu'il lui restait d'amours passés et lui ferait encore dire: "Non, je ne regrette rien/ Ni le bien, qu'on m'a fait/ Ni le mal, tout ça m'est bien égal". En réalité ce n'était pas une femme mais une fée qu'il lui fallait, et il n'y aurait pas loin de la fée à la sorcière, ce serait qu'une question de temps pour qu'elle le devienne, car il ne croyait pas non plus que ce soit deux personnes différentes comme dans les contes de fée mais la même personne à des âges différents, or il était entré dans cette tranche d'âge où ces mêmes femmes qui avaient sans doute été des fées auraient cessées de l'être, en tout cas pour la grande majorité d'entre elles, parce qu'il ne pouvait non plus cesser d'espérer que quelques unes parmi elles eut encore tout du moins pour lui cette capacité d'enchanter le monde. Mais comme cela ne lui arrivait plus il se mit à le rêver parce que la dimension du rêve convenait plus proprement à sa réalisation, qu'il se disait, et il y eut en effet quelques fées dans ses rêves mais qui le quittaient dès son réveil. Le dernier enchantement du monde était bien tombé pour lui qu'il se disait. Il n'arrivait pas cependant à s'y résoudre. Que les fées aient déserté le monde le lui rendait bien triste. Il avait vu des femmes d'âges mûres avoir un regard amusé à son encontre et ce devait être dû à ses yeux d'enfants avec lesquels il les regardait, comme s'il croyait encore aux contes de fées. Un peu de maturité mon bon ami, qu'elles semblaient lui dire. Et la maturité était bien ce qui lui déplaisait le plus, et non pas qu'elle fut dépourvue de sensualité, mais de crédulité, de cette crédulité sans quoi le conte de fée ne pouvait pas avoir lieu et le monde par lui être enchanté. Et tous ces gens dont il résistait encore à faire parti qui ne croyaient plus en l'amour participaient à la désillusion du monde, à son désenchantement, et cela au nom de la raison, de l'incrédulité. Pas de foi aveugle ici non plus. Encore moins de sacrifice, car sur l'autel de l'amour il y avait, comme au temps des religions anciennes beaucoup de sacrifices avec ou sans cérémonies. Non, ce siècle qui se réclamait du siècle des lumières ne brillait pas des feux de l'amour mais de ceux de la raison et tout ce qu'il avait éclairé n'était pas beau à voir. On était comptable de son temps comme de ses amours, le beau, le grand, l'unique amour, celui qui illuminait vos jours, on n'y croyait plus; mais le pire était qu'on se défia du coup de foudre, cette unique déchirure dans notre ciel qui nous laissa voir autre chose qu'un quotidien désabusé, qu'un monde désenchanté. Il était comme ce vieil homme et la mer d'Hemingway qui jusqu'au dernier moment avait espéré faire la plus belle prise de toute sa vie ou cet autre dans le Désert des Tartares de Dino Buzzati qui toute une vie avait espérer l'ennemi, car la femme serait tout cela à la fois pour l'homme: une belle prise et un ennemi, mais un ennemi aussi redoutable que profitable à son ascension plus qu'à sa promotion s'il pouvait y voir autre chose qu'un bien terrestre mais plutôt quelque chose qui ait trait à la divinité, qui lui permit de quitter terre, et ne se sentait-il pas pousser des ailes quand il aimait? Quand jamais tout seul il n'atteindrait cette dimension, et dire que la religion interdisait aux prêtres de se marier quand il n'était pas donner à l'homme d'atteindre autrement ce qui le dépassait, mais il fallait encore pour cela que l'on put compter quelques fées parmi les femmes et il ne voulait pas avoir a constater leur disparition car ce serait pire que dans ce film de science fiction, Le soleil vert, où l'on apprend la disparition de la nature, des océans, qui est tout ce qu'il en avait retenu et était pour lui le plus douloureux parce que la nature à l'égal de la femme participait à cet enchantement du monde, n'était pas à ses yeux seulement le monde, mais ce qui l'enchantait.

Il restait un peu de ce dernier enchantement du monde qu'il devait à Sylvie et s'il pouvait mesurer cet amour c'était à la hauteur de cet enchantement qui avait dû être si fort à ses débuts qu'il trouvait encore en lui un peu d'allant, mais c'était comme s'il l'eut été en roue libre, ou qu'il tourna à vide parce qu'il n'y avait plus de moteur en marche et qui l'entraîna, parce que Sylvie était malade et sur le point de le quitter, et bientôt il serait rendu à cette inertie qui de plus en plus prenait la place de Sylvie. Qu'elle avait été belle et pas que pour lui, mais pour lui seulement elle avait été un soleil et ce soleil qui l'avait réchauffé avait aussi fait que la vie cesse de lui apparaître comme une masse informe et grise pour prendre les formes et les couleurs qui étaient, l'aurait-il deviné, rien d'autres que celles de Sylvie, empreintes de toute sa sensualité et d'un dynamisme joyeux et plein d'une vitalité rayonnante pour qui tout trouvait son achèvement dans l'action, dans son rayonnement, et ne laissait pas place au désespoir. Il n'y avait pas plus vivant que Sylvie. Et c'était de cette vie qu'elle lui avait prêtée qu'il vivait encore, tandis qu'elle était en train de mourir. Et tandis qu'elle était en train de mourir il voulait se la rappeler à son zénith, non pas comment elle était elle, pour cela il y avait les photos, mais comment lui apparaissait la vie en sa présence, quand de cet enchantement du monde il ne lui restait que quelques vestiges que le temps aurait quelque peu effacé ou terni et il aurait fallu qu'il retrouve ces états d'euphories où le monde était comme transfiguré par elle, et s'il parlait des endroits où ils étaient allés, comme tout le monde aimait parler de ses voyages, il comprenait alors que cela ne se trouvait pas en ces endroits, que les endroits en rien ne rendaient ce charme qui leur avait connu et que c'était parce que ce charme ne leur appartenait pas en propre mais que c'était le charme d'une fée et que Sylvie avait été pour lui cette fée enchantant les lieux où partout ils se trouvaient. Mais il y avait moins de lumière dans ses yeux, bleus comme le ciel, et bientôt toute lumière serait éteinte, et jamais ciel d'été ne pourrait lui rendre, ne pourrait autant illuminer ses jours, Sylvie avait été son soleil et ce dernier enchantement du monde, le seul qu'il connaisse en fait parce que tous les autres étaient tombés en désuétude en ces temps sans croyance. Et Sylvie n'avait jamais rien fait pour elle qui ne fut pour lui et lui n'avait jamais rien fait pour lui qui ne fut pour elle d'où maintenant qu'elle n'était plus il ne trouvait plus rien à faire qui vaille, d'où maintenant qu'elle n'était plus cette inertie qui était celle propre à tout être seul, c'est-à-dire qui en son être n'en comprenait pas un autre, car contrairement à ce que l'on croit personne ne vit pour lui-même et pourrait dire à tort: "maintenant je vais vivre pour moi" (comme l'on dit trop souvent aujourd'hui) car c'est une impossibilité à laquelle se trouve confronté tout être humain qui voudrait échapper à l'autre et à son charme, à son pouvoir d'enchantement du monde si nécessaire à le mobiliser tout entier, corps et âme, à l'amour qui est sacrifice et des plus doux qui soit, des plus enchantés. Quand elle partirait Sylvie elle partirait avec ce monde enchanté parce que ce monde enchanté n'était pas de ce monde, mais toute femme, n'eut-elle pas pu avoir d'avoir d'enfant, et Sylvie n'avait pas pu avoir d'enfant, était faite pour enfanter, non pas seulement ou exclusivement des enfants — et les femmes ayant une progéniture nombreuse seraient encore les plus stériles des femmes si elles n'avaient pas cette autre capacité d'enfanter — comme tout le monde croit l'entendre, mais comme lui seulement le savait, maintenant que Sylvie l'avait fait pour lui, un monde enchanté. Et il y a une chose dont il pouvait être sûr désormais, c'est que le monde ne serait plus pour lui cette masse informe et grise qu'il avait été avant Sylvie, parce qu'il y avait un avant et après Sylvie, comme il y avait pour les croyants un avant et après le Christ, parce que sa croyance à lui c'était que seul l'amour pouvait sauver le monde.

lundi 22 avril 2024

Le bon Samaritain


"Toi t'attends toujours les remerciements" qu'avait dit son père qui était sans doute le plus intelligent de la famille, parce qu'histoire de le percer à jour il avait réussi le père et sans jamais qu'ils causent beaucoup tous les deux, ils ne s'étaient même jamais vraiment parlés et encore moins entendus, mais le père savait qui était son fils. Et c'est vrai que ça le poursuivra toute sa vie cette ingratitude qu'ont les gens qui vous oublient d'autant plus vite que vous avez fait quelque chose pour eux parce qu'ils aiment pas les gens se sentir redevable à personne de ce qu'ils appellent après leur réussite, mais lui il savait que les gens qui avaient réussi devaient leur réussite à des gens comme lui qui eux n'avaient pas réussis, et que tout le monde peut pas réussir et qu'il fallait bien accepter alors de favoriser la réussite des autres, mais lui non il n'acceptait pas, il n'acceptait pas d'être un sacrifié. Pourtant dernièrement qu'il avait bien réfléchi là-dessus il s'était dit que si l'on avait perdu le sens de la vie c'est parce qu'on avait perdu le sens du sacrifice, et qu'il devrait être heureux qu'à la mort du père tout soit revenu au petit parce que le petit il avait un peu de l'intelligence du père qui était l'intelligence de la réussite quand lui il aurait pas pu. Si l'on y voyait bien, qu'il se disait encore, tout était sacrifice: des parents pour les enfants, des enfants aussi pour les parents quand ils deviennent vieux et ont à leur tour besoin d'eux, du soldat pour sa patrie qu'on dit aussi bien, que lui il l'aurait pas dit pourtant, aussi de celui qui en voit un autre en danger et le secourt au péril de sa vie, et combien il avait entendu dire à d'autres, et ce pouvait être aussi bien le mari à sa femme, "c'est pour toi que je le fais". Mais les temps auraient changé, et lui aurait été comme annonciateur de ce changement des temps puisqu'il attendait toujours des remerciements, qu'on voudrait plus jamais rien faire que pour soi-même. Les vieux fallait qui vivent qu'on disait et les voyages pour les vieux et tous ceux qui faisaient pour les vieux s'enrichissaient sur le dos des vieux, tandis que les vieux d'avant pensaient plus à eux mais qu'à tout laisser à ceux qui leur survivraient. Y aurait plus un soldat non plus qui mourrait pour la patrie, plus un frère pour son frère. 

"Toi t'attends toujours les remerciements", que lui avait dit le père. Et lui sur le moment il avait pas compris pourquoi le père lui avait dit ça. C'est que bien plus tard qu'il comprendrait tout ça: quand il avait tout fait pour le père en commençant par le recevoir chez lui, et c'était tout petit chez lui, et il y avait sa femme avec qui déjà ça commençait à aller mal, mais le père était malade grave comme on dit, et lui avait eu pitié du père, même si le père l'avait jamais aimé ou en tout cas le lui avait jamais montré, mais c'était lui qu'il était allé trouver le père quand on lui avait dit qu'il avait un cancer et qu'il devait être opéré. Alors il avait quitté l'Espagne et ce Cortijo en Andalousie où il coulait avec la mère une paisible retraite sans souci de ce que devenait l'aîné qui avait toujours dû se débrouiller tout seul, et c'était en quoi il se disait qu'il était le sacrifié et que dans toute famille il devait y avoir un sacrifié comme lui, et que c'était sur ce sacrifice que devait se faire la réussite du reste de la famille. Mais lui il attendait toujours les remerciements et il croyait que ce jour-là le père, et la mère aussi était venue avec le père, c'était pour le remercier, mais non il devait maintenant les emmener dans sa voiture et dans les différents hôpitaux de Paris pour qu'on le soigne au père, il aurait même plusieurs opérations à subir, et c'était lui à défaut de mieux sans doute, qu'on avait choisi, et parce qu'on savait qu'il ne dirait pas non, qu'il serait même le plus empressé des fils, parce que c'était un être aimant et que les êtres aimants sont souvent ceux qu'on choisit pour le sacrifice. Il avait été très malheureux quand le père avait perdu son œil. Aussi quand on lui avait retiré un bout d'estomac. Et ce jour où comme il le promenait, et ce devait être à la butte Montmartre, et il devait y avoir un hôpital à proximité d'où il venait de sortir avec le père, et la mère aussi était là, qu'il avait dit qu'il voulait se suicider le père, qu'il se suiciderait s'il avait pas peur de la religion, et il apprit ce jour-là qu'il y avait de la religion chez le père et que c'était interdit par la religion de se donner la mort, il y avait pourtant jamais eu de bible ni d'évangiles ni autres livres religieux à la maison pour autant qu'il s'en souvienne, mais c'est vrai que le père avait lu Dostoïevski et qu'il y avait de la religion chez Dostoïevski, bien que lui il l'ait jamais lu, il fallait être intelligent pour lire Dostoïevski, et il se rappelait aussi et seulement maintenant parce que c'était comme prémonitoire que le père avait lu aussi Le Pavillon des cancéreux de Soljenitsyne, et qu'il fallait aussi être intelligent pour lire Soljenitsyne et avoir de la religion et des connaissances historiques et que le père devait avoir tout ça bien qu'il le lui en ai jamais rien laissé en héritage parce que cet héritage là aurait été pour lui le plus grand des héritages, qu'il aurait même passé sur l'autre qu'il n'avait pas eu non plus. Il aurait compris alors plus tôt s'il avait eu un peu de religion cette idée de sacrifice qu'il croyait sienne, avoir découvert lui-même, quand elle était venu avec le Christ sur sa croix parce qu'il s'était sacrifié pour les hommes le Christ. Il aurait compris un peu plus tôt son père quand il lui disait, et c'était bien avant qu'il tombe malade, mais bien après le Christ sur sa croix "toi t'attends toujours les remerciements".  Parce qu'il en avait jamais eu de remerciements et ça c'était parce que c'était un bon chrétien son père et tous ceux qui l'avaient jamais remercié et pour qui il s'était toujours sacrifié ce devait être aussi de bons chrétiens. Puis, il lui revint d'un coup qu'à la maison il arriva qu'on l'appela le bon Samaritain et qu'il croyait alors que c'était pour se moquer de lui mais c'était pas que pour se moquer de lui c'était à quoi on l'avait destiné: a être le bon Samaritain. Mais c'est ça qui clochait avec lui et que le père avait relevé parce qu'il devait connaître le père l'histoire du bon Samaritain et c'est que le bon Samaritain il attendait pas lui les remerciements. 

dimanche 21 avril 2024

Le jour de sa libération


Etrangement il ne s'était jamais senti seul ou jamais aussi accompagné que quand il était seul, et c'était pour cela qu'il s'était mis très jeune à aimer sa solitude qui était cette étrange présence qui le réconfortait, tous les gens qui aimaient la solitude devaient, pensait il, aimer comme lui cette étrange présence qui le réconfortait. Il ne croyait pas en Dieu. Il n'avait pas besoin de croire en Dieu. C'est bon pour les gens qui se sentent seul Dieu, ou pour les gens qui ont peur de mourir, mais dans cette étrange quiétude qui l'envahissait aux moments les plus désespérés aussi quand ceux où il était le plus seul il se sentait plus libre que jamais et de la peur d'être seul et de la peur de mourir. C'est pourquoi aussi et bien plus tard, quand il se mit à chercher dans les livres ce que ses proches n'étaient pas à même de lui apporter, il avait aimé cette phrase qu'aurait dit Kant: "le ciel au-dessus de moi et la loi morale en moi", parce que s'il avait pu exprimer alors son état dans ces moments là c'est ce qu'il aurait dit tant il se sentait investit par quelque chose de bon en lui et tant le spectacle de la nature le réjouissait comme si à chaque fois il le voyait pour la première fois, comme s'il lui apparaissait comme quelque chose de vivant à côté de lui et non pas comme l'habituel décor qui présidait à sa vie, et le ciel ouvrait alors son grand œil sur un monde qui s'animait, et il se mettait alors à regarder le ciel comme jamais il ne regardait le ciel et comme si le ciel à son tour le regardait.

Le jour de sa libération, et il devait à peine avoir douze ans, fut celui où il perdit en même temps une mère et un frère, non pas qu'ils ne vécurent encore bien longtemps après, mais plus pour lui qui les perdit le jour où la mère demanda au frère de le frapper et où le frère comme un chien que son maître aurait lâché se jeta sur sa proie qui ne s'y attendait pas. Seul le père avait autorité pour lever la main sur lui, mais il s'était absenté et il n'entendit pas qu'il eut déléguer son pouvoir et son autorité à quiconque d'autre. C'était un être aimant et les êtres aimant ne peuvent pas comprendre qu'il put exister des êtres qui ne le soient pas, surtout quand c'est de ces mêmes êtres que l'on attend de l'amour, qui sont censés vous en dispenser; et il aimait sa mère parce qu'elle était sa mère, et son frère parce qu'il était son frère, sans chercher d'autre explication à ce qu'il ressentait pour eux, et il s'expliquait encore moins que ce ne soit pas réciproque et naturel. Il était plutôt chétif et de santé fragile. Le soleil de Nouvelle Calédonie avait concouru certes à ce que l'asthmatique à qui une infirmière venait régulièrement faire sa piqure tandis qu'ils habitaient encore ce petit village pluvieux de Normandie ne soit, et malgré son absence, plus sujet à aucune crise d'asthme, mais il était toujours ce petit être frêle à qui rien de ce qu'il pouvait manger ne profitait. Arrête! dit la mère, il ne faudrait pas qu'il meurt. La mère comme si elle eut tenu le frère en laisse se retira avec lui dans la maison, cette grande bâtisse blanche, et le soleil qui se réverbérait dessus lui fit mal aux yeux, quand il se releva il voulu s'en éloigner. C'était la première fois qu'il se sentait aussi seul, et pour la première fois il fut saisi par cette étrange quiétude, étrange parce que inattendu, non pas qu'elle lui fut étrangère, bien au contraire, car il sentit cette présence au plus profond de lui-même, et tout autour de lui s'animait. Il pleuvait beaucoup ce jour là, une pluie fine et douce et chaude dont il ne cherchait pas à se protéger, comme la nature ne cherchait pas à s'en protéger car les eaux avaient commencé à monter, et il les voyaient avancer lentement vers lui qui se trouvait maintenant au pied de l'école qui donnait sur la rivière. Il ne saurait dire combien de temps il restait là à regarder tout ce que l'eau avait rendu mouvant pour ne pas dire vivant. Il aimait l'eau. Il avait toujours aimé l'eau et l'eau venait à lui avec toutes ces choses qu'elle emportait avec elle comme si ce fut pour lui offrir. Il avait un peu marché puis s'était assis, c'était contre un baraquement en bois qu'il s'appuyait, la partie la plus ancienne de l'école, l'autre était en béton armé, et celle qu'il préférait, comme à son âge on préférait la mère au père, le bois aussi était vivant qui se gonflerait en présence de l'eau pour l'accueillir aussi, pour s'en imprégner comme s'en imprégnait déjà ses vêtements trempés. Il ne pleurait pas. Ce qui dégoulinait sur son visage c'était l'eau de la pluie, d'une pluie fine et douce et chaude, et c'était sa caresse qu'il sentait sur sa peau. L'eau allait tout laver, toute cette boue qu'il y avait dans ce village, et peut-être tout emporter aussi sur son passage, peut-être qu'il rejoindrait la mer qu'il savait être derrière, jamais très loin, et qu'il aimait tant, c'était aussi comme une présence, qu'où qu'on soit sur l'île on pu ressentir. A toutes ces choses il y pensait sans vraiment y penser, il en était comme imbibé, elles étaient en lui qui ne serait plus jamais seul depuis qu'il les avait senti en lui, et non en dehors, comme elles apparaissaient à tout le monde, mais plus à lui. Il n'aurait plus peur de la nature parce qu'il le savait maintenant il était la nature et toute cette force l'emplissait, le réjouissait, il souriait maintenant, tout son contentement était tout le contentement de la nature, et c'était un contentement que rien ne pouvait retenir. Puis ces yeux se levèrent vers le ciel, il voulait voir le ciel et le ciel c'était comme déchiré pour qu'il le vit, cela l'emplit de la plus profonde gratitude, comme il aimait voir le ciel, la mer n'était que le miroir du ciel, qu'il s'était dit, son faire valoir, mais quand on pouvait voir directement le ciel il fallait pas s'en priver, et désormais il pouvait voir le ciel, c'était un jour nouveau, c'était le jour de sa libération, où tout lui était autrement visible, où il pouvait enfin tout voir avec les yeux de l'âme, mais il n'aurait su dire cela car il ne croyait pas à l'âme, chez lui on ne croyait pas à l'âme, mais il n'aurait non plus su le dire différemment parce qu'il lui semblait tout voir avec d'autres yeux, des yeux qui enfin se réjouissaient de voir, parce que tout était présence au monde. Jamais il n'avait aimé aussi fort la vie. Il regrettait aussi de ne pas être Kanak parce que les Kanak croyaient aux esprits et que cela aurait expliqué comment il ne pouvait pas se sentir seul, comment il ne s'était jamais senti aussi accompagné, et ce serait qu'il sentait la présence des esprits, mais cela non plus il ne pouvait pas le dire car c'était un petit blanc, un "zoreil", à qui on avait dit qu'il n'y avait qu'un Dieu et que ce Dieu c'était le Dieu des croyants parce que pour les autres il n'y avait pas de Dieu, il n'y avait que les parents, mais son père était parti à la ville avec le petit et l'autre frère et la mère qui étaient bien contents qu'il ne soit plus là avec eux n'étaient même pas eux partis à sa recherche, ils n'auraient pas eu long à le chercher sinon, parce que c'était une île et parce qu'il ne cherchait pas non plus à s'enfuir. La nuit commençait à tomber comme elle tombait sous les tropiques, brutalement, sans crier gare, mais il n'avait pas peur qu'elle le trouva là où peut-être il verrait les esprits Kanak et l'eau monter, comme une couverture que les esprits Kanak tireraient à lui pour qu'il ne prenne pas froid, et le lendemain où les jours suivants, quand l'eau se serait retirée, quand l'école rouvrirait ses portes et que son père le directeur d'école viendrait voir la maîtresse des petites classes qu'abritait le baraquement en bois et qui était sa mère, il trouverait peut-être là dehors avant de franchir la porte et tout contre, comme blottit, son petit corps malingre que les eaux auraient bercé avec dans des yeux grands ouverts une lueur de bonheur au lieu et place de ce regard triste qu'on lui avait toujours connu.

samedi 20 avril 2024

Le peuple des crapauds


Partout où il était allé il lui avait semblé voir se former comme des petites mares de vie car jamais il n'avait vu la vie qu'y stagner, comme s'il y avait eu une vie et que les crapauds la rendaient moins vivante, parce qu'ils n'allaient pas dans le sens de cette vie mais tendaient plus à la figer, quand la vie n'était qu'une eau mouvante, qu'elle ne faisait qu'aller sans jamais s'arrêter. Et ces mares de vie il les appelaient des foyers et voulaient s'y réchauffer, mais le feu comme l'eau aussi ne faisait que passer et ce n'étaient bientôt plus que d'anciens foyers où le feu était passé mais qui étaient sur le point de s'éteindre, mais les crapauds qui avaient toujours un temps de retard tardaient à s'en rendre compte. Quand lui ne voyait que ravage par le feu ou par l'eau et c'était partout où la vie était passée, la vie qui ne s'abandonnait nul part, la vie qui n'était la propriété d'aucun crapaud, la vie qu'aucun crapaud n'avait réussi à apprivoiser, et c'était la nature sauvage de la vie qui à lui l'impressionnait le plus, comme s'il se fut agit d'un dieu irascible que tous les crapauds du monde priaient en vain de s'apitoyer sur eux. Combien de temps encore assisterait il à sa démence impitoyable qui ne semblait rien respecter. Aucun but qu'on ne put lui assigner. Aucune cause qui ne put la retenir. Et il n'aimait pas non plus toutes ces petites mares qui chacune de son côté se prenait pour la mer, pour l'immensité mouvante, qu'elles ne sauraient plus rejoindre. Et les crapauds qui y stagnaient étaient puants d'autorité. C'est pourquoi il y avait partout chez les crapauds que petits chefs puants d'autorité et sans la moindre idée que dans l'immensité mouvante il n'y avait pas d'autorité qui tienne, que seulement leur autorité tenait à ses contours figées qui faisaient aussi que la vie qu'elles enserraient devint elle aussi de moins en moins vivante, de plus en plus puante, qu'elle senti de moins en moins la vie et de plus en plus la mort. Et c'est pourquoi il aimait tant l'océan. L'océan seul était vivant et le ciel que rien ne pouvait embrasser. Et il aimait les gens qui aimaient l'océan, et les gens qui aimaient le ciel, et il les reconnaissait parce que c'était comme s'ils le portaient en eux; et c'étaient pour les crapauds que gens trop vivants, et c'était la vie que voulait tuer en eux les crapauds qui dans la mare crapaudaient de tout leur contentement, mais pour qui se prenaient ils ces gens pour qui la mare était insuffisante? se disait le peuple des crapauds dans la mare crapaudant gaiement. Et pour qui se prenaient ils ces gens pour ne pas vouloir avec eux les crapauds crapauder gaiement? Et les chefs des crapauds aussi de leur en vouloir parce qu'ils ne pouvaient qu'en vouloir à ceux qui naturellement échappaient à leur autorité, c'est-à-dire parce qu'ils étaient trop vivant, parce qu'ils ne voulaient pas vivre dans la mare, parce qu'ils entendaient l'appel du grand large, de l'océan et du ciel, car l'océan n'était que le miroir où le ciel se reflétait. Non il n'y aurait pas de mare assez grande pour eux, pour les contenir, parce qu'ils étaient eux mêmes eau mouvante que rien ne retenait et qu'ils mourraient en vivant quand les crapauds avaient cessé de vivre pour ne pas mourir, eux n'avaient pas rejeter la mort comme on ne rejette pas l'océan, et le ciel qui est l'océan en plus grand, et le ciel des mourants parce qu'il est l'océan et le ciel des vivants, et que la vie ne s'arrête pas à eux parce que la vie ne s'arrête à personne et c'est pourquoi personne ne sait non plus d'où elle vient et où elle va la vie, et qu'on n'a cessé aussi de se poser ces questions parce qu'on aime seulement les questions qui ont des réponses, parce qu'on aime pas les questions vivantes, trop vivantes pour se terminer par une réponse, et c'est ces questions cependant qu'aiment les gens qui aiment l'océan et le ciel et tout ce qui repousse toujours l'horizon un peu plus loin, quand les crapauds parlent toujours de la mare et de ce qui tient aux limites de la mare et n'en franchira jamais les limites et l'autorité qui a réponse à tout et qui est ce qu'aiment les crapauds.

vendredi 19 avril 2024

Sylvie


Ca lui faisait drôle, ça avait été sa femme, c'était toujours sa femme, il voulait dire c'était une autre femme. On pouvait pas comparer. Et pourtant il comparait. Et pourtant ce qu'elle avait été elle avait cessé d'être. Le problème c'était la continuité dans l'existence même si ce n'était plus de la même existence qu'il s'agissait, et l'on pourrait facilement se laissé aller à dire qu'il s'agissait de l'existence de deux personnes différentes, et quand on lui demandait si malgré Alzheimer elle savait qui il était il avait envie de répondre que celle dont ils parlaient ne l'avait pas connu et qu'il n'y avait alors aucune raison qu'elle le reconnaisse. Finalement ceux qui lui demandaient, voyant les soins et l'attention qu'il lui portait, si c'était sa mère, voire sa grand-mère, n'étaient pas loin d'une vérité qui ne respectait pas la vérité. Car comment pouvait-il prétendre aimer cette femme du même amour, ça aurait été déplacé, comme un amour venu d'une autre et qu'il lui aurait témoigné à elle. Et s'il voyait en cette autre la même il était bien le seul. Et c'est qu'il était aveugle. 

Il avait sorti, pour la remettre à  l'agent de police, une photo que Sylvie il y a plus de dix ans, quand ils s'étaient connus, lui avait remise pour qu'il la garde toujours sur lui. Elle y apparaissait un peu plus jeune qu'elle n'était alors mais elle n'avait rien perdu de sa beauté. Comme il n'était pas du genre à montrer sa photo à tout le monde il ne l'avait jamais encore sortie du portefeuille où il s'étonna de la trouver. Le regard de l'agent se porta sur la photo puis à nouveau sur lui. De qui se moquait-il? Cette photo ne correspondait pas à la personne qu'il recherchait. La personne qu'il recherchait avait plus de soixante quinze ans et était atteinte de la maladie d'Alzheimer si l'on s'en tenait à sa déclaration. Oui, confirma t-il, mais c'était bien elle sur la photo. Voulez-vous qu'on la retrouve ou pas? Oui, répondit-il tout étonné. Eh bien alors donnez nous une autre photo qu'on puisse l'identifier. Le problème c'est qu'il n'avait pas d'autre photo d'elle et que pour lui c'était bien elle, la personne de la photo, qui s'était perdue. L'agent de police s'absenta un moment, mais lui demanda auparavant de ne pas quitter le bureau. Un profond malaise se saisit de lui.

L'agent de police qui était une femme lui rappelait Sylvie quand il s'était connue, une femme décidée qui ne doutait de rien, et ça lui avait plu qu'elle soit comme ça Sylvie mais pas l'agent de police, car tandis que Sylvie l'avait tout de suite trouvé honnête il lui semblait que l'agent de police l'avait tout de suite soupçonné du pire, et tout d'un coup ce qui lui avait plu chez Sylvie lui déplaisait fortement en ce fonctionnaire de police sans doute aussi professionnel que Sylvie l'avait été dans son métier. Il ne pouvait donc pas lui en vouloir mais il lui en voulait quand même. Avait-il la tête d'un assassin? C'était malsain que de soupçonner quelqu'un d'emblée et parce qu'il vous produisait une photo d'identité périmée. Elle revint lui annoncer qu'ils avaient bien retrouvé sa femme et qu'il devait retourner à la réception où on lui dirait où il devait se rendre. L'affaire avait cessé de l'intéresser, c'était comme un cancérologue qui aurait cru en une tumeur maligne et, venant d'apprendre du laboratoire qu'elle n'était que bénigne, vous aurait signifié qu'elle avait mieux à faire que de poursuivre avec vous.

Il y avait une femme qui était restée jusqu'au bout avec Sylvie et ce n'était pas une fonctionnaire de police. Il avait tardé pour la retrouver à Sylvie parce les voitures n'étaient pas encore équipées d'un GPS et qu'il n'avait pas non plus l'habitude de prendre la voiture pour se rendre dans ces bureaux qui se trouvaient à proximité de la ceinture périphérique. La femme travaillait dans ces bureaux qui avaient fermé depuis longtemps car la nuit était tombée et il désespérait de la retrouver quand il vit la femme avec Sylvie. Il en pleurait. Il n'avait pas trouvé non plus facilement à stationner et avait manqué à plusieurs reprises d'avoir un accident. Il se perdit en remerciements auprès de cette femme qui ne serait jamais récompensée comme elle le méritait de son dévouement. Toutes ses collègues qu'elle dit avaient fini par partir, mais elle elle ne pouvait pas laisser Sylvie comme ça, et c'était bien qu'elle eut un fils comme lui, qu'elle ajouta. Il lui dit encore une fois merci mais pas qu'il était son mari. Quant à Sylvie elle ne savait pas ce qui lui était arrivé, mais de ce qu'elle ne ressentait aucune fatigue après tous ces kilomètres qu'elle venait de parcourir à pied montrait qu'elle devait être en état de choc. Ils étaient tous les deux en état de choc, bien que pour des raisons différentes.

Il se souvenait de tout ça parce que ce soir Sylvie avait saigné du nez et qu'une fois de plus il s'était affolé et avait appelé le 18 pour cette femme qui était toujours sa femme et qui était aussi une autre femme. Il avait fini par avoir au bout du fil un médecin du SAMU, un médecin avec lequel le SAMU l'avait mis en relation, qui lui avait demandé qui il était. Il avait dit son mari. Elle avait répondu, car c'était une femme médecin, qu'elle lui trouvait une voix bien jeune. Sur quoi il avait précisé qu'il avait lui-même passé le cap de la soixantaine, mais il savait que cela ne suffisait pas, qu'il aurait fallu qu'il soit plus âgé encore, pour que ce ne soit pas déplacé. Enfin, elle l'avait rassuré et lui avait dit que c'était bien ce qu'il faisait pour elle, comme s'il se fut agit de sa mère, et il se sentit à nouveau obligé de dire qu'enfin, il était son mari. Mais c'était bien d'une autre femme, d'une autre femme que celle qu'il avait connue dont il s'agissait, et ils avaient tous raison, et c'est lui qui ne voulait pas entendre raison et qui s'acharnait auprès de cette femme qui ne le reconnaissait pas, et comment aurait-elle pu le reconnaître si ce n'était pas cette femme qui l'avait connu. 

jeudi 18 avril 2024

Les siamois humain


Il devrait arrêté de penser. Il pensait trop tout le temps et c'est ce qui l'avait empêcher d'être dans la vie comme les autres. S'il avait fait ces études de philosophie qu'il avait voulu faire, et en temps et en heure, il pourrait maintenant philosopher comme avant il y en avait qui pouvaient prophétiser et on les écoutait, parce qu'il serait docteur en philosophie comme ils avaient été docteur en théologie, et que ses livres se vendraient bien, mais le paternel n'avait pas voulu parce que la philosophie ça menait à rien, ça menait même plus à Dieu, et ça avait jamais mené aux hommes, or c'était avec les hommes qu'il lui faudrait vivre. Il n'avait jamais su pour autant vivre avec les hommes, en commençant par son père avec qui il ne s'était jamais bien entendu, ni avec sa mère, ni avec ses frères, un de ses frères l'avait même battu sur le commandement de la mère, parce qu'il ne pensait déjà pas comme eux. Et c'est pourquoi au lieu de penser aux siens comme les autres pensaient aux leurs il philosophait toujours mais sans l'appui des textes qu'il n'avait pas lu en temps et en heure, qu'il disait, et dernièrement ça l'avait surpris de penser alors qu'il lisait, parce que même ça de lire penser ça l'empêchait. Au plus profond de sa lecture il avait été arrêté par une pensée, et c'était plutôt une image qui lui était revenu, mais il y avait une pensée derrière qui se cachait et qu'il devait aller débusquer, car tant qu'il n'en aurait pas fini avec elle, elle viendrait le déranger, alors il faisait ce qu'il faisait là et c'était de taper sur l'ordinateur tout ce qu'elle lui dictait parce que tant qu'il ne l'aurait pas écrite cette idée il ne pourrait pas reprendre sa lecture ou quoi que ce soit qu'il eut entrepris de faire à la place.

Et c'était sur la solidarité, et c'était sur ce qu'il fallait être solidaire les uns avec les autres, qu'on disait tout le temps et de tous les bords qu'on soit et lui il pensait que c'était toujours pour nous envoyer à la guerre, que la solidarité des uns s'opposerait toujours à la solidarité des autres. Mais surtout c'est cette image sur internet qui lui revenait. C'était horrible, c'était affreux, ces siamois réunis par la tête, d'être unis comme ça, et pourtant il n'y avait pas meilleure image de la solidarité dont on leur rabattait tant les oreilles, alors pourquoi elle était si saisissante à ses yeux cette image. Ce qui s'opposait le plus à la solidarité c'était bien de naître et de mourir seul, tandis que les siamois naissaient et mourraient ensemble. Ils n'avaient pas plus le choix de naître et mourir ensemble que nous n'avons le choix de naître et de mourir seul. Et sa sensibilité, et on pourrait plutôt parler d'insensibilité, le poussait même à s'étonner de voir à la télé, ou que l'on put montrer à la télé, tant de gens qui mouraient dans le monde sans que l'on mourut de les voir mourir tellement on devrait en être affecté, en être solidaire, quand lui et tant d'autres ils buvaient ou mangeaient pendant ce temps là, ou s'ils buvaient ou mangeaient ne s'arrêteraient pas pour autant de boire ou de manger, c'est à dire de vivre de cette vie organique propre à des organismes qui n'étaient pas l'organisme des siamois. Mais ce truc d'être attaché par la tête ça lui avait fait pousser sa réflexion un peu plus loin car n'était-ce pas par la tête qu'on cherchait toujours à nous attacher. Jadis on nous promettait déjà le paradis, mais pas sur terre comme aujourd'hui sinon au ciel, et on était tous alors d'accord pour partir en croisade se faire tuer et gagner ce paradis comme une terre promise et la terre promise c'était encore que le paradis promis mais bien sûr y avait les opposants qui sont toujours des opposants au pouvoir et le pouvoir un pouvoir terrestre fut-il laïque ou de l'église, alors il fallait tuer du juif et du musulman quand on partait en croisade. Et toujours on voulait nous faire partir en croisade, mais il fallait pour ça qu'on soit solidaire, alors on en appelait d'abord à notre solidarité. Maintenant le paradis on n'avait plus a attendre toute une vie pour l'atteindre, c'était ici et maintenant  toujours la même idée fixe qu'on devait toujours partagée et nous mettre en tête: à défaut d'un Dieu commun à tous une même idée du bonheur, a same way of life, ferait l'affaire et pour laquelle on devrait être toujours prêt à se battre même si en réalité il y avait peu d'entre nous qui vivait au paradis sur cette terre ou pour beaucoup la vie c'était l'enfer ou changer en enfer pour justement y tendre et y prétendre avec toutes les forces de son corps et de son esprit, et c'est comme ça qu'on dirigeait les corps et les esprits vers un but commun qui par contre ne servait que quelques uns et les nouveaux prophètes du bonheur et d'un paradis sur terre c'étaient nos politiques pour ne pas les nommer. Et pour pas qui y en ait qui se plaigne d'avoir moins que les autres droit au paradis parce qu'ils pouvaient pas se le payer et d'en avoir même pas l'usufruit on leur disait comme toujours qu'ils l'avaient pas mérité, et il fallait pour cela que tout le monde croit à l'école du mérite; car on en avait pas fini avec la croyance, il fallait toujours une croyance à la base de toute solidarité humaine (comme de toute injustice et de tout pouvoir) qui puisqu'elle ne pouvait pas se fonder dans les corps devait se fonder dans les têtes, c'est par la tête qu'on voulait nous attacher parce qu'on était pas tous nés siamois.

Quand on tapait siamois humain sur internet on les voyait tous sourire comme s'ils étaient heureux d'être attachés par la tête car ce qui surprenait aussi c'était de voir surtout des siamois humain attachés par la tête, quand il n'y avait pas plus horrible pour lui que de ne pas pouvoir mouvoir sa tête librement, c'est-à-dire comme on voulait, mais solidairement parce qu'elle était solidement attachée à la tête d'un autre et que cet autre n'était pas Dieu, et il se mettait maintenant à regretter ce temps où toutes les têtes étaient attachées à Dieu, comme elles devaient l'être naturellement sans qu'on s'en rende bien compte, parce qu'il lui semblait qu'alors elles pouvaient se mouvoir plus librement, que le fil qui nous relierait tous fut plus ténu et plus invisible et mérita moins une opération chirurgicale, et il ne savait si préférer aux miracles les horreurs de la science et au pouvoir de Dieu le pouvoir des hommes.

CITATION

"Tu vas y aller à l'instant même, dit Meeks. Parce qu'on est pas collés ensemble, et j'peux pas t'emmener là où je vais"  Flannery O' Connor dans Et ce sont les violents qui l'emportent.


mercredi 17 avril 2024

Le matelas


Y en a beaucoup qui se disaient: tiens je vais écrire un livre et qui se mettaient à raconter leur vie. Et c'est vrai qu'y en a même pour qui ça a marché mais il faut savoir mentir un peu et broder beaucoup puis dissimuler aussi, se dissimuler, les personnages sont là pour ça et tous les procédés littéraires qui sont des procédés de dissimulation mis au service du roman bourgeois, car son ami disait que c'était toujours des romans écrit par les bourgeois, même les romans ouvriers, et qu'on saurait jamais ce qu'un ouvrier pense vraiment ou comment il pense le monde, parce que le monde comme le monde des romans fussent ils des romans ouvriers n'avaient pas été pensé par les ouvriers. Lui il pensait pas à l'ouvrier mais à l'idiot, à ces deux romans et il y en avait d'autres sur les idiots: mais il y avait seulement à sa connaissance un idiot de Dostoïevski et un idiot de Faulkner, celui de Faulkner lui avait paru plus idiot que celui de Dostoïevski, mais les deux idiots n'étaient pas de vrais idiots mais des idiots de littérature, aussi l'ouvrier des romans de Zola ne pouvait être qu'un ouvrier de littérature; l'ouvrier lui il se racontait pas, l'idiot non plus. Mais y a beaucoup d'idiots qui se disaient: tiens je vais écrire un livre et qui se mettaient à raconter leur vie. Ce genre d'idiots il en avait connus pas mal et même un récemment à la Bibliothèque nationale François Mitterrand où son club de lecture s'était réuni pour discuter justement sur le roman d'un chilien, d'un chilien de la bonne bourgeoisie chilienne qui racontait sa vie, une vie après Pinochet, la petite histoire dans la grande histoire, ça avait fait tout un tabac, c'est là que l'idiot il avait dit que lui aussi il écrivait un livre sur sa vie, qu'il était même en gestation, et il faisait un geste pour montrer qu'il était gros de son livre, comme s'il allait accoucher de sa propre vie, mais c'était un idiot savant et il y avait de par le monde au moment où lui en faisait parti beaucoup d'idiots savants dont il faisait donc lui-même parti et qui s'étaient dit: tiens je vais écrire un livre et qui se mettaient à raconter leur vie. Pour lui, l'idiot principal de cette histoire, et qui à cet effet marquait un intérêt spécial pour les idiots qui sont des êtres très attachants, y avait un souci cependant: c'est que sa vie c'était comme un puzzle où il manquerait beaucoup de pièces et qu'il était assez idiot ou honnête, ce qui revenait au même, pour ne pas vouloir tricher ou inventer ou faire appel à son imagination ou aux procédés littéraires mis à la disposition du roman bourgeois ou plutôt du bourgeois qui voulait écrire un roman, alors il restait un peu court, il achoppait à chaque fois: ça le faisait pas, en tout cas pas sur la longueur. C'est vrai que ça le lassait aussi de lire tous ses longs romans autobiographiques, et même les plus courts étaient toujours trop long pour lui, qu'il aurait pas voulu faire subir à son lecteur une vie qui se racontait trop, trop longtemps il voulait dire, comme on dit que les plaisanteries les plus courtes sont les meilleures il pensait que les vies les plus courtes étaient les meilleures. Mais encore eut il fallut qu'il eut une vie quand il lui semblait plutôt qu'il en avait eu plusieurs de vies. Le problème avec toi, lui avait dit son père – qui ne se reconnaissait pas en lui, mais quel père ce serait reconnu en son fils idiot – parce que l'idiot disait qu'il le voulait bien ce tableau qu'ils allaient jeter, et c'était un tableau fait d'incrustation de petites pierres dont beaucoup manquaient et qui dessinait un pont qui enjambait une rivière et faisait se rejoindre les deux rives opposées. Le problème avec toi, lui avait dit son père, parce que l'idiot avait parlé d'une île, et qu'ils avaient dû acheter ce tableau sur une des îles d'Indonésie, c'est que tu vois jamais le pont, que tu vis toujours comme sur une île. Il avait pas tort le paternel, c'est qu'il était intelligent le paternel et qu'il l'avait bien cerné à lui son fils, l'idiot, sur son île où y avait aucun pont qui fasse se rejoindre aucunes rives, c'est pourquoi il avait aussi aimé le tableau et qu'il l'avait pris lui, l'idiot, malgré les pierres manquantes, pour le pont il l'avait pris. Et maintenant il pensait pour raconter un peu sa vie et sans faire trop long à ce matelas jeté par terre comme à un pont.

Le premier matelas jeté par terre où il avait dormi c'était chez Abel Wadra leur correspondant à Nouméa quand ils étaient internes, lui et son frère Bernard, parce que les parents vivaient en Brousse et qu'ils les avaient éloigné un petit peu, histoire de se gagner de la tranquillité, on sait que l'adolescence c'est pas un âge facile et c'est justement celui qu'ils avaient à l'époque, alors qu'ils prennent un peu le large, Bernard et lui, et tout le monde ne s'en porterait que mieux. D'ailleurs c'est ce qu'ils avaient fait eux les parents en venant en Nouvelle Calédonie, c'était prendre le large avec la famille: y avait pas de pont non plus qui joigne l'île au continent, à la métropole comme on disait là-bas quand on parlait de la France. Abel Wadra c'était un Black sympa parce que d'habitude c'était sur des nattes qu'ils dormaient les Kanak mais vu leur petit dos fragile de blancs il avait fini Abel par jeter un matelas sur la natte pour qu'il y ait un peu plus de moelleux entre eux et le sol, c'est vrai que sur les nattes ils avaient pas très bien dormi les deux frères, que c'était dur le sol et qu'on se levait avec un mal de dos quand on n'était pas habitué comme les Kanak l'étaient. Bernard il était dur mais pas si dur que ça non plus et il eut droit aussi à son matelas. Mais les parents n'avaient pas dû payer pour les matelas et s'il avait fallu ajouter à ça un sommier … A l'internat c'étaient des lits superposés avec armature métallique comme l'armoire aussi métallique entre les rangées de lits du dortoir. Chez Abel ils jetaient leurs sac plein de linge sale et tout chiffonné au pied du matelas où ils dormiraient mais personne s'en faisait pour ça et c'était encore là qu'ils étaient le mieux et dormaient le mieux. Ce qui fait que le matelas jeté par terre qu'on aurait dit des miséreux c'étaient pour eux comme le paradis qu'on aurait jeté sur terre: le paradis sur terre ce pouvait être pour eux qu'un matelas jeté par terre, ça y amenait un peu de moelleux, un peu de douceur.

Y avait une fille, une rousse, mais elle elle était sur le continent, à Paris, et c'était longtemps après qu'il y soit retourné sur le continent, mais elle passerait en premier et juste après Abel parce que c'était Eve où la première femme pour lui qui le recevait chez elle et chez elle c'était chez sa mère et ça donnait aussi sur les toits de Paris qu'ils voyaient de la cuisine quand ils sortaient du lit et pour y retourner juste après quand ils se seraient restaurés et c'était du maté qu'elle lui préparait parce qu'elle était allé en Argentine et que c'était une boisson fortifiante que prenaient les gauchos et qu'il en aurait besoin lui pour retourner au lit et la satisfaire. C'était étonnant quand il y repensait mais sa peau de Rousse avait un goût âpre comme le maté qu'elle lui donnait à boire. Mais le plus étonnant c'était ce matelas qu'elle avait jeté par terre dans sa chambre pour qu'ils y fassent l'amour quand sa mère avait une chambre avec un vrai lit, au bout du couloir, après la cuisine, mais elle était presque jamais là la mère  et quand elle était là elle disparaissait très vite dans sa chambre avant qu'il ait le temps de la voir et elle parlait très bas avec sa fille comme si elle avait peur d'être entendu. Elle travaillait de nuit à l'hôpital, avait dit la fille, et c'est tout ce qu'il en savait et que ça leur faisait à eux de longues journées sur le matelas jeté par terre. Ce n'étaient plus des gosses. Pas encore des adultes ou si peu adulte qu'ils n'envisageaient rien sinon de se jeter ensemble sur le matelas qui amortissait le choc des corps. Y avait un chat aussi silencieux qu'eux, et qu'elle surtout, qui entrait par la lucarne qui donnait sur les toits de Paris, et pour le chasser elle émettait un chuintement bizarre, ou comme un feulement de chatte en rut. Elle était nymphomane qu'il apprit plus tard et lui il l'avait simplement jamais fait autant qu'il pensait alors que ça venait du matelas jeté par terre, que ça devait être plus facile que dans un lit et plus excitant aussi pour elle. La pampa, les gauchos, le maté. Elle l'avait emmené au Père Lachaise se recueillir sur la tombe de Julio Cortázar. Il se rappelait là aussi d'un chat passant sans un bruit sur le grand écrivain argentin et qu'elle avait là aussi émis son chuintement bizarre, comme un feulement de chatte en rut quand elle l'avait vu et le faisant fuir. Elle voulait aussi écrire mais elle était sans doute pas assez idiote pour ça, pour raconter sa vie, car elle était très secrète aussi comme le sont les chats et comme les chats aussi elle devait avoir plusieurs vies, ce qui rendrait la tâche pas facile. Elle n'était pas non plus assez bourgeoise pour ça, pour écrire un roman bourgeois, ça aurait eu un goût un peu âpre comme celui de sa peau, comme celui du maté.

Au paternel, de retour de Nouvelle Calédonie on lui avait donné la direction de l'école de Clichy avec le logement de fonction qui allait avec et dans le même bâtiment, mais la plupart du temps ils retournaient dans ce pavillon qu'ils avaient acheté dans le Val d'Oise, à Frépillon, les parents, tandis que lui il aurait interdiction de s'y rendre. D'ailleurs en l'espace d'un an il fallait qu'il se trouve un job et il avait trouvé rein de mieux que ça, car un an ça lui laissait pas le temps de faire des études de philo qui était ce qu'il voulait faire ce bon à rien, ce fainéant, ce bougre d'âne, cet idiot qui devait apprendre à vivre et ce que c'était la vie et la vie c'était pas faire des études de philo, et il avait trouvé rien de mieux que d'être alors prof de culture physique dans les salles de culture physique, les clubs de remises en forme, qui s'ouvraient un peu partout à Paris, parce qu'en un an, et c'était l'ultimatum qu'il avait reçu, il fallait qu'il déguerpisse et c'était juste le temps qu'il avait pour se préparer au BEAECP qui était le brevet d'état d'aptitude à l'enseignement de la culture physique et le diplôme qui lui permettrait de se lancer dans la vie active, il en prendrait même pour dix ans, car ça avait été un plan galère que de trouver des vacations dans une salle puis dans une autre pour joindre les deux bouts, parce qu'il y avait pas de parents, parce qu'il y avait jamais eu de parents pour lui mais contre lui, qu'il s'était toujours dit et c'était peut-être pas faux. En tout cas ils lui laissaient encore la bouffe qui venait de la cantine et qu'ils lui ramenaient pour le soir où il y avait pas cantine, car l'école fermait mais lui il resterait dans cette pièce où ils avaient jeté pour lui un matelas par terre et pour qu'il y étudie aussi dans la journée ces cours par correspondance qu'il recevait pour passer le BEAECP, et il y avait encore une table et une chaise à cet effet. C'était plutôt sommaire comme mobilier mais il avait pas besoin de plus et encore moins de s'attacher aux lieux car il fallait qu'il déguerpisse, c'était devenu une bouche de trop à nourrir depuis qu'il avait atteint l'âge de la majorité. Peut-être aussi qui aurait eu aucun père qui eut voulu d'un idiot à charge parce que c'était pas idiot franchement que de vouloir faire  philo par les temps qui courent et qui courent encore. 

Maintenant qu'il était à la retraite il aurait pu avoir un vrai lit à lui et il en avait eut un avec Sylvie pendant ces dix années qui avaient été les dix plus belles années de sa vie, et c'était avant qu'elle tombe malade, qu'elle ait son lit à elle qui était un lit médicalisé où elle seule pouvait être, alors il avait jeté un matelas par terre pour rester près d'elle, dans la même chambre qu'elle, puisqu'il ne pouvait plus partager le même lit qu'elle. Finir sur un matelas jeté par terre c'était mieux que de finir au cimetière qu'il se disait encore et il pensait aussi au pont de pierres, à ce pont de pierres qui reliait entre eux tous les matelas jetés par terre, qu'il avait réussi grâce à lui et ce que lui avait dit son père à raconter un peu sa vie bien qu'elle fut en morceaux, en pièces détachées, comme un puzzle dont il eut manqué beaucoup de pièces, impossible à vrai dire à reconstituer à moins de parler comme parlent les idiots qui bafouillent, et souvent on lui avait dit que c'était incompréhensible ce qu'il écrivait, et il trouvait aussi lui que le monde était incompréhensible, que c'était comme un grand cafouillage que le monde et qu'il avait aussi besoin d'éclaircissement le monde. Quand il s'était rendu à Sylvie Coiff c'avait été juste pour un éclaircissement et comme il s'y était rendu avec une épaisse tignasse y avait eu personne de ses employées à Sylvie qui voulut s'en occuper de sa tignasse et ça avait dû être elle même la patronne qui lui coupe un peu les cheveux, dans ce méli mélo de cheveux inextricablement liés où elle dût Sylvie d'abord procéder à un débroussaillage, et on aurait dit que depuis qu'il était avec Sylvie il avait aussi les idées plus claires et qu'il pouvait enfin écrire pour qu'on le comprenne mieux ou du moins qu'on commence à le comprendre, et cette histoire de matelas jeté par terre c'était comme pour jeter un pont entre lui et les autres et pour que ce ne soit plus comme s'il était toujours tout seul à vivre sur son île, et il l'avait bien cerné le paternel sur son île où y avait jamais aucun pont qui y fut jeté, et il avait beau être intelligent le paternel mais comment aurait-il pu savoir qu'il y aurait un jour en guise de pont le matelas.