Tandis qu'il
lisait et arrivait au climax du récit. Il aimait employer ses termes
savants comme des réminiscences de ses études littéraires
inachevées et qui lui donnaient l'impression de mieux savoir de quoi
il parlait ; quand à d'autres moments la vacuité de ses propos
le saisissait à un tel point qu'il préférait ne rien dire ou
employer les mots les plus simples, dût t-il se répéter. Il venait
exactement de réaliser ce qu'il reprochait à nombres d'auteurs qui
était de prendre le lecteur en otage, c'était qu'arrivés au climax
du récit (ah ! Ce terme savant comme il aimait le répéter à
l'envie) ils fassent digression. Elle allait lui dire comment elle
l'avait trompé et voilà qu'il s'appesantissait sur les motifs de la
nappe en faisant une description telle qu'on n'en faisait plus depuis
le dix neuvième siècle. Il considérait et à juste titre que le
lecteur actuel n'avait plus, ni l'esprit ni le temps, à leur
accorder ; par contre les auteurs contemporains se vengeaient si
l'on peut dire par des digressions non moins longues, mais pleines de
considérations psychologiques. C'est que si dans la vie ce qui
semble l'emporter c'est l'action, dans les livres ce serait la pensée
attenante à cette action, ce qui serait un moindre mal, car il
arrive aussi dans les livres qu'elle se développe cette pensée de
façon tout à fait indépendante vis-à-vis de l'action. Puis, il
songea que c'était aussi un moindre mal que d'être pris ainsi en
otage, car les auteurs faisait opérer leur charme, leur séduction,
et, une fois attisé le désir chez le lecteur, le faisait un peu
languir, ce qui était de bonne guerre. C'était un moindre mal en
considération de comment opéraient les méchants dans la vie
réelle. Parce que les méchants ne demandaient rien d'autre que
d'attirer sur eux l'attention, mais se sentant dénués de tout
charme et démunis de tout moyen de séduction, se résolvaient, se
résignaient, à agir mal, car, il en était convaincu : les
méchants au fond avaient bon cœur. Et, puisqu'il n'avait jamais pu
détacher son regard d'eux, il considérait que toute sa vie il avait
été l'otage des méchants, en commençant par son frère.
Très tôt
Bernard avait dû comprendre qu'il ne serait jamais aimé et s'en
faire une raison : il lui fallait donc être méchant. J'étais
le vilain petit canard, que disait son frère à qui voulait bien
encore lui prêter attention. Philippe devait être dans son lit en
proie à une énième crises d'asthme, il avait sans doute choisit la
compassion, de faire pitié ; quand Bernard, avec toute la force
et la violence de son jeune âge, donnait de grands coups de hache
qui allaient bientôt emporter la porte du garage, avant de s'en
prendre aux cadastres de la mairie bien rangés dans leur meuble en
bois qui ne lui résisterait pas davantage. Bernard devait avoir tout
au plus huit ou neuf ans. Que faisait t-il tout seul à cet âge là
avec une hache dans les mains ? C'est une question que l'on
aimerait bien poser aux parents. Et qui pourrait penser que son père
était directeur d'école et sa mère institutrice, qu'ils logeaient
là, dans les murs de l'école, et que le garage était dans la cour
de ladite école. Bien sûr, Bernard serait battu, c'est ce que
semblent chercher et mériter les méchants. Inutile d'ajouter que
Philippe n'était pas de cet avis. Mais Philippe était aussi
le premier à faire les frais d'avoir un frère méchant. Ils se
battaient souvent. Bernard s'assurait ainsi des victoires faciles et
y prit goût. Il est bien connu que les méchants sont des lâches et
ne s'en prennent qu'aux plus faibles. Bernard devint donc bientôt et
à son insu un lâche qui ne s'en prenait qu'aux plus faibles. Il
était d'ailleurs difficile d'être plus fort que Bernard et Philippe
qui s'y était souvent essayé n'avait réussi à l'être qu'à de
très rares occasions. Bernard était petit et costaud, avaient des
réactions imprévisibles et une grande rapidité d'action, il
n'hésitait pas non plus à s'aider de tout ce qui pouvait lui tomber
sous la main. Leur enfance était celle du temps des westerns, on en
passait beaucoup à la télévision. Philippe avait demandé à Noël
une panoplie de cow-boy, tandis que Bernard voulait la parure des
indiens. Sans doute avait-t-il été plus sensible aux incursions
sauvages des indiens, à la rapide prise de scalps qu'à la figure
bienfaisante du shérif. Inconsciemment il devait prendre partie pour
ceux à qui il ne restait que la violence pour se faire entendre. Il
ne faut pas oublier qu'il fût un temps où c'étaient les indiens
les méchants et c'est de ce temps-là dont je vous parle, où
Bernard revêtit sa parure d'indien, car vu ses états de fait on ne
pouvait pas lui refuser : il l'avait bien mérité, tout autant
que la dernière raclée qu'il avait prise.
Les indiens
aussi savaient souffrir. Je le dis parce que Bernard devait souffrir
comme les indiens, sans rien y laisser paraître sinon sa méchanceté,
tandis que des gémissements inutiles, désespérant, exaspérant,
devaient lui parvenir de la chambre du malade. Sans doute que c'est à
cet âge-là, ne dit t-on pas que c'est à cet âge-là que se forme
la personnalité, que Bernard avait dû se rendre à l'évidence que
la méchanceté ça finit toujours par payer. Au regard des
événements passés on ne pourrait pas lui donner tort, car
qu'aurait t-il obtenu de plus à être gentil, il n'avait pas les
armes pour être gentil, c'était un vilain petit canard. Quand il
fallu payer la rançon pour le sortir de prison le père paya, il en
allait de sa réputation. Bernard allait faire trembler la
bourgeoisie bien-pensante. Le père était un socialiste de bon ton,
mais Bernard voyait en lui l'ex-Algérie Française et crut se faire
valoir à ses yeux par son appartenance et son activité à l'Action
Française. Il s'affubla aussi de quelques tatouages et se rasa le
crâne. Le père s'empressa alors, jouant de ses relations, de lui
trouver un emploi et un logement, mais dut toute sa vie comme l'état
providence faire jouer la planche à billet pour briser dans l'œuf
tout mouvement de rébellion. La mère aussi dût faire jouer la
planche à billets, mais elle comprit mieux son fils, normale c'était
la mère, et l'utilisation qu'elle pouvait en faire : elle
retourna autant de fois qu'elle voulut et contre qui elle voulut sa
méchanceté, et ceci bien entendu à des fins personnels. Mais elle
ne put en user pleinement qu'au décès du père et pour s'accaparer
de l'héritage, le payant de ses forfaits comme l'on paye un tueur à
gages où le satisfaisant simplement d'un ta maman qui t'aime te
demande … et Bernard le méchant qui comme tous les méchants avait
un cœur d'enfant écoutait sa maman qui lui avait dit qu'elle
l'aimait, car au fond n'était-ce pas cela qu'il avait toujours
chercher à être : aimé. Philippe avait vu Bernard récemment.
Il avait touché à la drogue et après plusieurs arrêts cardiaques
se retrouvait avec un pacemaker. C'était une fin prévisible et
symbolique pour quelqu'un qui avait toujours souffert de ne pas être
aimé, pour quelqu'un qui avait toujours souffert du cœur, même
s'il ne l'avait jamais montré autrement qu'en faisant acte de
violence, qu'en se montrant méchant. Et il avait essayé une
dernière fois avec lui, c'était pathétique, comme s'il était
devenu une caricature de lui-même, et Philippe en aurait rit s'il
avait pu en dépasser la dimension tragique et la signification :
Bernard son frère pensait encore que la méchanceté ça finit
toujours par payer.
Très dur les récits
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