Il faut
avoir connu la gentillesse des espagnols à l'époque de Franco.
Incroyable mais vrai. Les espagnols n'ont jamais été aussi gentils
qu'à l'époque de Franco, c'est-à-dire de la dictature. Allez
savoir pourquoi ? Ils n'avaient pas le choix. Ils étaient
pauvres. On pourrait alignées les raisons qu'aucune ne nous
satisferait pleinement, c'est qu'il n'y a pas de raison à la
gentillesse, que la gentillesse ne s'explique pas, on est gentil ou
on ne l'est pas. Pourtant, lui qui les avait connu si gentils
trouvaient qu'ils avaient beaucoup changés, que ce n'étaient plus
les mêmes et plus la même gentillesse. On pourrait en parler des
heures et des heures, à l'université de la Sorbonne on pourrait en
faire une étude comparative, tout ça pour se rendre invariablement
à l'évidence que les espagnols ont bien changés. Certes,
aujourd'hui ils ont le choix, Franco est mort, on est en démocratie,
on peut ne pas être gentil. Et puis, ils se sont enrichis. Mais
qu'est-ce que cela a à voir avec la gentillesse, me direz-vous, et
je n'insisterai pas davantage, avant que mon insistance vous paraisse
suspecte, et de passer pour un abominable facho, un nostalgique de
l'époque franquiste, et de m'entendre dire que les espagnols ont le
droit eux aussi d'être riches, même si cela ne les rend pas
forcément meilleurs. D'accord, d'accord, mais il n'en reste pas
moins que leur gentillesse n'est plus qu'une gentillesse proverbiale.
Vous en entendrez parlée de loin en loin jusqu'à ce qu'elle
s'éteigne complètement, quand elle était un feu auprès duquel se
réchauffait vos aïeux. Il vous reste cependant encore une chance de
connaître cette gentillesse des espagnols en connaissant l'ami
Alfonso que je vais vous présentez.
Dans un
petit village perdu au fin fond de l'Andalousie et en des temps
reculés on pouvait encore goûter à l'amitié. Une amitié comme
vous n'en avez pas la moindre idée, une amitié toute faite de
gentillesse. Dans ce petit village d'Andalousie on aurait dit que les
maisons n'avaient pas de portes et encore moins ces murs qui se sont
mis a pousser tout autour jusqu'à ce qu'elles disparaissent
derrière, tant la devise des temps semble être : vivons
heureux, vivons cachés. On entrait alors chez les autres comme on
entrait chez soi, et d'ailleurs tout le monde vivait dehors ou sur le
pas de sa porte. Philippe, le petit français, et Alfonso, le petit
espagnol, n'avait donc pas eu de mal à se rencontrer et à se
parler. Alfonso avait choisi d'apprendre le français à l'école, ce
n'est plus comme maintenant ou tout le monde choisit l'anglais. Et
Philippe apprit l'espagnol très tôt et très vite grâce à Alfonso
qui était bien plus doué que lui pour l'enseignement, de sorte que
tandis qu'il ne fera jamais que balbutier le français Philippe
finira par parler couramment l'espagnol. C'est que gentillesse et
générosité vont de pair. En fait, la gentillesse inclue avec elle
beaucoup d'autres qualités qu'on semble avoir oubliées et qui ne
nous autoriseraient plus à parler de gentillesse, c'est-à-dire à
parler en son nom comme on le fait trop facilement et c'est aussi
pourquoi il m'est extrêmement difficile d'en parler simplement comme
on le ferait d'une qualité parmi tant d'autres. Comme vous l'avez
compris l'ami Alfonso n'était pas dépourvu de qualités et ceci dès
son plus jeune âge.
Il n'avait
plus de mère mais une tante qu'il chérissait comme sa mère, mais
de sa mère, de l'absence de sa vraie mère, comme des circonstances
de sa disparition, Philippe n'en saura jamais rien. Alfonso était
très secret. Cela lui donnait un regard velouté d'une infinie
tendresse et c'est peut-être ce que le malheur ou la souffrance peut
donner de meilleur. Philippe aimait regardé son ami dans les yeux.
On les aurait dit amoureux. Et sans doute l'étaient t-ils l'un de
l'autre. Je vois ce que vous pensez, mais eux n'y pensaient pas, en
tout cas pas au temps de leur adolescence et sous l'Espagne
franquiste. Mais ils ne pouvaient pas passer un jour sans se voir,
surtout qu'ils ne se voyaient que pendant les grandes vacances. Et
s'amusaient avec des riens comme on s'amuse à cet âge là quand on
n'a rien. Alfonso eut très vite un vélo, pour Philippe il
empruntait celui de son frère, et se chargeait de tout ce qui était
crevaisons et déraillements, n'hésitant pas pour lui à mettre les
mains dans le cambouis. Quand ils eurent l'âge de parler des femmes
ils parlèrent des femmes et un jour Philippe invita Paquita à se
joindre à eux. Il est bizarre ton ami, que lui dit Paquita, mais il
n'en saura pas plus. Il y avaient des choses qui ne se disaient pas
sous Franco. Bientôt Alfonso se maria et eut un enfant.
Malheureusement, cet enfant était handicapé mental et cet handicap
se fit de plus en plus visible avec l'âge. Philippe et Alfonso
continuaient à se fréquenter et firent de nombreuses excursions à
vélo ensemble. C'était une vraie organisation. Ils pouvaient être
jusqu'à dix et cela pouvait durer plus d'une semaine faite de nuits
à la belle étoile ou sous la même tente. Alfonso se comporta
toujours avec Philippe en vrai gentleman, l'entourant de soins et
d'attentions. Allant le chercher et le ramenant à l'aéroport quand
il le fallait. L'hébergeant chez lui et ne demandant jamais rien en
retour.
Alfonso
s'était enrichi et avait maintenant une magnifique villa sur les
hauteurs de Malaga, une grosse voiture, une plus petite, une grosse
moto, une plus petite ; deux gros chiens de garde et un système
d'alarme relié directement au commissariat, mais Alfonso restait
Alfonso, la personne la plus gentille que Philippe ait jamais connue.
Alfonso avait divorcé de sa première femme et s'était mis avec
« la bruja » comme il l'appelait. La bruja lui avait fait
une mèche punk et se plaignait qu'il la délaissa un peu trop. Elle
le dit à table devant Philippe et Sylvie, sa compagne. Alfonso ne
broncha pas, souriant toujours à son ami, lui tendant le plat et lui
demandant s'il en voulait encore. Un peu plus tard Sylvie rapporta à
Philippe que la bruja et sa sœur l'avaient coincée dans la cuisine
et lui avaient demandé si elle aimait les femmes. La bruja se
vantait qu'Alfonso s'était encanaillé un peu depuis qu'il était
avec elle, mais Philippe trouvait Alfonso comme il l'avait toujours
trouvé, toujours aussi gentil et aussi secret. Faut t-il rappeler
qu'aux yeux de Philippe la gentillesse est une qualité qui inclue en
elle beaucoup d'autres qualités et que la pudeur et la réserve de
son ami Alfonso pouvaient se compter au nombre de ses qualités. La
bruja, quant à elle, devait s'inscrire dans ce mouvement
post-franquiste la movida, et semblait vouloir entraîner dans sa
suite l'ami d'enfance Alfonso, mais c'était peine perdue.
Quant au
fils d'Alfonso qui était là bien tranquille dans son coin à
regarder la télévision sans rien dire, « tan callado »
aussi discret que le père, il se mit tout d'un coup à regarder
Philippe et Philippe lui trouva ce regard doux, velouté, qu'avait
son père à son âge. Mais Alberto, on ne sait quelle mouche l'avait
piquée, finit par se lever d'un bond et mettre une main aux fesses à
Philippe. Les temps avaient changés. Alberto était gentil, comme on
dit de quelqu'un qu'il est gentil. Alberto était gentil, mais ce
n'était plus la même gentillesse faite de pudeur, de réserve, de
retenu, de ... Il lui manquait tous les freins que pouvaient mettre
la dictature de Franco ou que peut encore mettre la dictature de la
raison, or Alberto n'avait pas toute sa raison, mais sans doute le
même petit penchant irraisonnable qu'avait le père pour Philippe
l'ami d'enfance. Alfonso avait cependant crier No!!! comme pour l'arrêter dans
son geste, mais trop tard, toujours trop de retenu Alfonso. Alfonso
sourit néanmoins ensuite à son fils, content comme peut l'être un père que
son fils réalise ce que lui n'a pas pu réaliser en son temps, qui
était aussi celui du franquisme.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire