mercredi 17 avril 2019

La gentillesse ou une petite histoire du franquisme


Il faut avoir connu la gentillesse des espagnols à l'époque de Franco. Incroyable mais vrai. Les espagnols n'ont jamais été aussi gentils qu'à l'époque de Franco, c'est-à-dire de la dictature. Allez savoir pourquoi ? Ils n'avaient pas le choix. Ils étaient pauvres. On pourrait alignées les raisons qu'aucune ne nous satisferait pleinement, c'est qu'il n'y a pas de raison à la gentillesse, que la gentillesse ne s'explique pas, on est gentil ou on ne l'est pas. Pourtant, lui qui les avait connu si gentils trouvaient qu'ils avaient beaucoup changés, que ce n'étaient plus les mêmes et plus la même gentillesse. On pourrait en parler des heures et des heures, à l'université de la Sorbonne on pourrait en faire une étude comparative, tout ça pour se rendre invariablement à l'évidence que les espagnols ont bien changés. Certes, aujourd'hui ils ont le choix, Franco est mort, on est en démocratie, on peut ne pas être gentil. Et puis, ils se sont enrichis. Mais qu'est-ce que cela a à voir avec la gentillesse, me direz-vous, et je n'insisterai pas davantage, avant que mon insistance vous paraisse suspecte, et de passer pour un abominable facho, un nostalgique de l'époque franquiste, et de m'entendre dire que les espagnols ont le droit eux aussi d'être riches, même si cela ne les rend pas forcément meilleurs. D'accord, d'accord, mais il n'en reste pas moins que leur gentillesse n'est plus qu'une gentillesse proverbiale. Vous en entendrez parlée de loin en loin jusqu'à ce qu'elle s'éteigne complètement, quand elle était un feu auprès duquel se réchauffait vos aïeux. Il vous reste cependant encore une chance de connaître cette gentillesse des espagnols en connaissant l'ami Alfonso que je vais vous présentez.

Dans un petit village perdu au fin fond de l'Andalousie et en des temps reculés on pouvait encore goûter à l'amitié. Une amitié comme vous n'en avez pas la moindre idée, une amitié toute faite de gentillesse. Dans ce petit village d'Andalousie on aurait dit que les maisons n'avaient pas de portes et encore moins ces murs qui se sont mis a pousser tout autour jusqu'à ce qu'elles disparaissent derrière, tant la devise des temps semble être : vivons heureux, vivons cachés. On entrait alors chez les autres comme on entrait chez soi, et d'ailleurs tout le monde vivait dehors ou sur le pas de sa porte. Philippe, le petit français, et Alfonso, le petit espagnol, n'avait donc pas eu de mal à se rencontrer et à se parler. Alfonso avait choisi d'apprendre le français à l'école, ce n'est plus comme maintenant ou tout le monde choisit l'anglais. Et Philippe apprit l'espagnol très tôt et très vite grâce à Alfonso qui était bien plus doué que lui pour l'enseignement, de sorte que tandis qu'il ne fera jamais que balbutier le français Philippe finira par parler couramment l'espagnol. C'est que gentillesse et générosité vont de pair. En fait, la gentillesse inclue avec elle beaucoup d'autres qualités qu'on semble avoir oubliées et qui ne nous autoriseraient plus à parler de gentillesse, c'est-à-dire à parler en son nom comme on le fait trop facilement et c'est aussi pourquoi il m'est extrêmement difficile d'en parler simplement comme on le ferait d'une qualité parmi tant d'autres. Comme vous l'avez compris l'ami Alfonso n'était pas dépourvu de qualités et ceci dès son plus jeune âge.

Il n'avait plus de mère mais une tante qu'il chérissait comme sa mère, mais de sa mère, de l'absence de sa vraie mère, comme des circonstances de sa disparition, Philippe n'en saura jamais rien. Alfonso était très secret. Cela lui donnait un regard velouté d'une infinie tendresse et c'est peut-être ce que le malheur ou la souffrance peut donner de meilleur. Philippe aimait regardé son ami dans les yeux. On les aurait dit amoureux. Et sans doute l'étaient t-ils l'un de l'autre. Je vois ce que vous pensez, mais eux n'y pensaient pas, en tout cas pas au temps de leur adolescence et sous l'Espagne franquiste. Mais ils ne pouvaient pas passer un jour sans se voir, surtout qu'ils ne se voyaient que pendant les grandes vacances. Et s'amusaient avec des riens comme on s'amuse à cet âge là quand on n'a rien. Alfonso eut très vite un vélo, pour Philippe il empruntait celui de son frère, et se chargeait de tout ce qui était crevaisons et déraillements, n'hésitant pas pour lui à mettre les mains dans le cambouis. Quand ils eurent l'âge de parler des femmes ils parlèrent des femmes et un jour Philippe invita Paquita à se joindre à eux. Il est bizarre ton ami, que lui dit Paquita, mais il n'en saura pas plus. Il y avaient des choses qui ne se disaient pas sous Franco. Bientôt Alfonso se maria et eut un enfant. Malheureusement, cet enfant était handicapé mental et cet handicap se fit de plus en plus visible avec l'âge. Philippe et Alfonso continuaient à se fréquenter et firent de nombreuses excursions à vélo ensemble. C'était une vraie organisation. Ils pouvaient être jusqu'à dix et cela pouvait durer plus d'une semaine faite de nuits à la belle étoile ou sous la même tente. Alfonso se comporta toujours avec Philippe en vrai gentleman, l'entourant de soins et d'attentions. Allant le chercher et le ramenant à l'aéroport quand il le fallait. L'hébergeant chez lui et ne demandant jamais rien en retour.

Alfonso s'était enrichi et avait maintenant une magnifique villa sur les hauteurs de Malaga, une grosse voiture, une plus petite, une grosse moto, une plus petite ; deux gros chiens de garde et un système d'alarme relié directement au commissariat, mais Alfonso restait Alfonso, la personne la plus gentille que Philippe ait jamais connue. Alfonso avait divorcé de sa première femme et s'était mis avec « la bruja » comme il l'appelait. La bruja lui avait fait une mèche punk et se plaignait qu'il la délaissa un peu trop. Elle le dit à table devant Philippe et Sylvie, sa compagne. Alfonso ne broncha pas, souriant toujours à son ami, lui tendant le plat et lui demandant s'il en voulait encore. Un peu plus tard Sylvie rapporta à Philippe que la bruja et sa sœur l'avaient coincée dans la cuisine et lui avaient demandé si elle aimait les femmes. La bruja se vantait qu'Alfonso s'était encanaillé un peu depuis qu'il était avec elle, mais Philippe trouvait Alfonso comme il l'avait toujours trouvé, toujours aussi gentil et aussi secret. Faut t-il rappeler qu'aux yeux de Philippe la gentillesse est une qualité qui inclue en elle beaucoup d'autres qualités et que la pudeur et la réserve de son ami Alfonso pouvaient se compter au nombre de ses qualités. La bruja, quant à elle, devait s'inscrire dans ce mouvement post-franquiste la movida, et semblait vouloir entraîner dans sa suite l'ami d'enfance Alfonso, mais c'était peine perdue.

Quant au fils d'Alfonso qui était là bien tranquille dans son coin à regarder la télévision sans rien dire, « tan callado » aussi discret que le père, il se mit tout d'un coup à regarder Philippe et Philippe lui trouva ce regard doux, velouté, qu'avait son père à son âge. Mais Alberto, on ne sait quelle mouche l'avait piquée, finit par se lever d'un bond et mettre une main aux fesses à Philippe. Les temps avaient changés. Alberto était gentil, comme on dit de quelqu'un qu'il est gentil. Alberto était gentil, mais ce n'était plus la même gentillesse faite de pudeur, de réserve, de retenu, de ... Il lui manquait tous les freins que pouvaient mettre la dictature de Franco ou que peut encore mettre la dictature de la raison, or Alberto n'avait pas toute sa raison, mais sans doute le même petit penchant irraisonnable qu'avait le père pour Philippe l'ami d'enfance. Alfonso avait cependant crier No!!! comme pour l'arrêter dans son geste, mais trop tard, toujours trop de retenu Alfonso. Alfonso sourit néanmoins ensuite à son fils, content comme peut l'être un père que son fils réalise ce que lui n'a pas pu réaliser en son temps, qui était aussi celui du franquisme.

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