jeudi 18 avril 2019

La méchanceté


Tandis qu'il lisait et arrivait au climax du récit. Il aimait employer ses termes savants comme des réminiscences de ses études littéraires inachevées et qui lui donnaient l'impression de mieux savoir de quoi il parlait ; quand à d'autres moments la vacuité de ses propos le saisissait à un tel point qu'il préférait ne rien dire ou employer les mots les plus simples, dût t-il se répéter. Il venait exactement de réaliser ce qu'il reprochait à nombres d'auteurs qui était de prendre le lecteur en otage, c'était qu'arrivés au climax du récit (ah ! Ce terme savant comme il aimait le répéter à l'envie) ils fassent digression. Elle allait lui dire comment elle l'avait trompé et voilà qu'il s'appesantissait sur les motifs de la nappe en faisant une description telle qu'on n'en faisait plus depuis le dix neuvième siècle. Il considérait et à juste titre que le lecteur actuel n'avait plus, ni l'esprit ni le temps, à leur accorder ; par contre les auteurs contemporains se vengeaient si l'on peut dire par des digressions non moins longues, mais pleines de considérations psychologiques. C'est que si dans la vie ce qui semble l'emporter c'est l'action, dans les livres ce serait la pensée attenante à cette action, ce qui serait un moindre mal, car il arrive aussi dans les livres qu'elle se développe cette pensée de façon tout à fait indépendante vis-à-vis de l'action. Puis, il songea que c'était aussi un moindre mal que d'être pris ainsi en otage, car les auteurs faisait opérer leur charme, leur séduction, et, une fois attisé le désir chez le lecteur, le faisait un peu languir, ce qui était de bonne guerre. C'était un moindre mal en considération de comment opéraient les méchants dans la vie réelle. Parce que les méchants ne demandaient rien d'autre que d'attirer sur eux l'attention, mais se sentant dénués de tout charme et démunis de tout moyen de séduction, se résolvaient, se résignaient, à agir mal, car, il en était convaincu : les méchants au fond avaient bon cœur. Et, puisqu'il n'avait jamais pu détacher son regard d'eux, il considérait que toute sa vie il avait été l'otage des méchants, en commençant par son frère.

Très tôt Bernard avait dû comprendre qu'il ne serait jamais aimé et s'en faire une raison : il lui fallait donc être méchant. J'étais le vilain petit canard, que disait son frère à qui voulait bien encore lui prêter attention. Philippe devait être dans son lit en proie à une énième crises d'asthme, il avait sans doute choisit la compassion, de faire pitié ; quand Bernard, avec toute la force et la violence de son jeune âge, donnait de grands coups de hache qui allaient bientôt emporter la porte du garage, avant de s'en prendre aux cadastres de la mairie bien rangés dans leur meuble en bois qui ne lui résisterait pas davantage. Bernard devait avoir tout au plus huit ou neuf ans. Que faisait t-il tout seul à cet âge là avec une hache dans les mains ? C'est une question que l'on aimerait bien poser aux parents. Et qui pourrait penser que son père était directeur d'école et sa mère institutrice, qu'ils logeaient là, dans les murs de l'école, et que le garage était dans la cour de ladite école. Bien sûr, Bernard serait battu, c'est ce que semblent chercher et mériter les méchants. Inutile d'ajouter que Philippe n'était pas de cet avis. Mais Philippe était aussi le premier à faire les frais d'avoir un frère méchant. Ils se battaient souvent. Bernard s'assurait ainsi des victoires faciles et y prit goût. Il est bien connu que les méchants sont des lâches et ne s'en prennent qu'aux plus faibles. Bernard devint donc bientôt et à son insu un lâche qui ne s'en prenait qu'aux plus faibles. Il était d'ailleurs difficile d'être plus fort que Bernard et Philippe qui s'y était souvent essayé n'avait réussi à l'être qu'à de très rares occasions. Bernard était petit et costaud, avaient des réactions imprévisibles et une grande rapidité d'action, il n'hésitait pas non plus à s'aider de tout ce qui pouvait lui tomber sous la main. Leur enfance était celle du temps des westerns, on en passait beaucoup à la télévision. Philippe avait demandé à Noël une panoplie de cow-boy, tandis que Bernard voulait la parure des indiens. Sans doute avait-t-il été plus sensible aux incursions sauvages des indiens, à la rapide prise de scalps qu'à la figure bienfaisante du shérif. Inconsciemment il devait prendre partie pour ceux à qui il ne restait que la violence pour se faire entendre. Il ne faut pas oublier qu'il fût un temps où c'étaient les indiens les méchants et c'est de ce temps-là dont je vous parle, où Bernard revêtit sa parure d'indien, car vu ses états de fait on ne pouvait pas lui refuser : il l'avait bien mérité, tout autant que la dernière raclée qu'il avait prise.

Les indiens aussi savaient souffrir. Je le dis parce que Bernard devait souffrir comme les indiens, sans rien y laisser paraître sinon sa méchanceté, tandis que des gémissements inutiles, désespérant, exaspérant, devaient lui parvenir de la chambre du malade. Sans doute que c'est à cet âge-là, ne dit t-on pas que c'est à cet âge-là que se forme la personnalité, que Bernard avait dû se rendre à l'évidence que la méchanceté ça finit toujours par payer. Au regard des événements passés on ne pourrait pas lui donner tort, car qu'aurait t-il obtenu de plus à être gentil, il n'avait pas les armes pour être gentil, c'était un vilain petit canard. Quand il fallu payer la rançon pour le sortir de prison le père paya, il en allait de sa réputation. Bernard allait faire trembler la bourgeoisie bien-pensante. Le père était un socialiste de bon ton, mais Bernard voyait en lui l'ex-Algérie Française et crut se faire valoir à ses yeux par son appartenance et son activité à l'Action Française. Il s'affubla aussi de quelques tatouages et se rasa le crâne. Le père s'empressa alors, jouant de ses relations, de lui trouver un emploi et un logement, mais dut toute sa vie comme l'état providence faire jouer la planche à billet pour briser dans l'œuf tout mouvement de rébellion. La mère aussi dût faire jouer la planche à billets, mais elle comprit mieux son fils, normale c'était la mère, et l'utilisation qu'elle pouvait en faire : elle retourna autant de fois qu'elle voulut et contre qui elle voulut sa méchanceté, et ceci bien entendu à des fins personnels. Mais elle ne put en user pleinement qu'au décès du père et pour s'accaparer de l'héritage, le payant de ses forfaits comme l'on paye un tueur à gages où le satisfaisant simplement d'un ta maman qui t'aime te demande … et Bernard le méchant qui comme tous les méchants avait un cœur d'enfant écoutait sa maman qui lui avait dit qu'elle l'aimait, car au fond n'était-ce pas cela qu'il avait toujours chercher à être : aimé. Philippe avait vu Bernard récemment. Il avait touché à la drogue et après plusieurs arrêts cardiaques se retrouvait avec un pacemaker. C'était une fin prévisible et symbolique pour quelqu'un qui avait toujours souffert de ne pas être aimé, pour quelqu'un qui avait toujours souffert du cœur, même s'il ne l'avait jamais montré autrement qu'en faisant acte de violence, qu'en se montrant méchant. Et il avait essayé une dernière fois avec lui, c'était pathétique, comme s'il était devenu une caricature de lui-même, et Philippe en aurait rit s'il avait pu en dépasser la dimension tragique et la signification : Bernard son frère pensait encore que la méchanceté ça finit toujours par payer.

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