vendredi 19 avril 2019

Le citadin


Il y avait longtemps qu'il n'avait pas pris le métro et il était surpris par tant de monde qui s'y pressait. Ce n'était pas très juste de dire cela. Aux heures de pointe, il le savait, il y a beaucoup plus de monde. Mais il n'avait simplement plus l'habitude de prendre le métro et de se retrouver avec des inconnus qui lui ressemblaient tant, qui allaient du même pas pressé et jetaient sur leur entourage le même regard indifférent. Il n'aimait pas cela. Personne n'aimait cela. Seulement, aucune différence dans les comportements. A l'approche du métro et avant même qu'il ne s'arrête il s'avança le plus près possible des quais, c'est comme ça que les accidents arrivent, il le savait, tout le monde le savait, mais ils s'étaient tous contre les quais et la rame de métro arrivait. Quand les portes s'ouvrirent on se rua à l'intérieur, lui y compris, comment faire autrement, le métro n'allait pas l'attendre. A la fermeture des portes il restait encore du monde sur les quais, mais il avait pu s'asseoir sur un strapontin et n'était pas debout le visage accolé à la vitre comme une mouche pas loin d'être écrasée, comme quand il y a affluence. Les mêmes circonstances entraînent les mêmes comportements, et la RATP pouvait placarder un peu partout dans les stations comme dans les rames de métro ses consignes de sécurité elles resteraient lettres mortes. Le passage sous tunnel paraît toujours trop long et fait apparaître comme un soulagement la prochaine station où la même ruée de ceux qui attendent leur métro rendra difficile la sortie de ceux qui se sont déjà levés avant l'ouverture des portes, de crainte d'être pris de vitesse. Tout cela n'a rien d'anormal. Tout cela est même le quotidien de millions de citadins. Rien de surprenant alors qu'il n'en vienne à dire à son ami, une fois rendu chez lui, qu'il s'était senti comme une fourmi dans la fourmilière. Tu as dû t-y sentir bien alors, comme une fourmi dans la fourmilière, reprit son ami. Non ! Il ne s'y était pas senti bien. Non ! Il n'était pas une fourmi. Il était finalement trop imbu du sentiment de lui-même et trop pétri d'égoïsme pour se sentir fourmi, pour se sentir bien dans la fourmilière. Peut-être était-ce là la différence entre lui et son ami, entre lui et un authentique citadin, et cela il devait l'avouer tournait moralement à l'avantage de son ami en particulier et des citadins en général. Mais pour mieux comprendre l'étendue, la portée et la vérité de ce sentiment il faut en savoir un peu plus sur la journée et l'activité de ce citadin qui ne se sentait pas l'âme d'un citadin.

D'abord, quand il s'était retrouvé devant la porte cochère qui donnait accès à l'immeuble où habitait son ami, qui était un ami de longue date, il dut composer le code d'entrée, et l'instant qu'il le composa suffit pour qu'il soit traversé par une pensée des plus saugrenues qui soient : et s'il s'était dérangé pour rien, que son ami indisposé ne pouvait pas le recevoir. Au lieu de s'inquiéter pour son ami, comme il se le reprocha immédiatement et dut plus tard en avoir le remord, il se dit qu'il aurait fait tout ce trajet pour rien, pris le métro pour rien. Son ami n'avait pas pu se déplacer, ce qu'il faisait avec plaisir, prenant les transports en commun sans en faire comme lui tout un pataquès, en vrai citadin qu'il était, c'est pourquoi il avait dû se rendre chez lui et pouvait être inquiet de sa santé, quand tout ce qui l'inquiétait était de savoir s'il allait pouvoir le recevoir après qu'il se soit donné, lui, la peine de prendre les transports. Viens, ça te fera sortir, lui avait dit son ami. En fait, il était plutôt casanier. Un citadin, ça doit aimer sortir, voir les autres. Son ami l'aidait à se faire une idée de ce qu'était un citadin. Son ami faisait deux heures de transport et cela depuis des années pour venir le voir au moins une fois par semaine sinon deux. Jamais il ne l'avait entendu se plaindre des transports. Quelques fois il l'appelait de son portable, mais c'était pour l'avertir qu'il arriverait en retard, il y avait un incident sur la ligne. Son ami avait souvent un livre ou un journal avec lui, puis il avait sûrement des tas de coups de fils en retard aussi à passer, pas de quoi s'ennuyer ou de trouver le temps long. Quand il arrivait c'était toujours en sifflotant : il avait pris l'air, il avait vu du monde, il était heureux. Quand lui revint de chez son ami il sentit d'un coup la fatigue lui tomber dessus et comme une chute de tension. Cette tension permanente qu'on peut avoir et ressentir quand on n'est pas habitué aux autres, à leur promiscuité, à se voir dévisager ou traverser par des regards comme si l'on était transparent, ou bousculer sans égard pour sa petite personne. Les citadins pouvaient se marcher dessus sans s'en rendre compte, ou s'en rendre compte plus tard, comme lui surpris par l'égoïsme de cette pensée qui l'avait frappé devant l'immeuble de son ami, finalement il n'était pas bien différent d'eux.

Cette histoire que racontait cet auteur américain tombait à pic. Quelle coïncidence qu'il l'ait lue une fois rendu chez lui, dès son retour de chez son ami parisien. Ils étaient quatre bonhommes à se rendre à une partie de pêche qui allait durer un jour ou deux. Manque de bol, dès leur arrivée sur les lieux qu'est-ce qu'ils voient ? Le corps d'une femme flottant sur la rivière. Croyez-vous qu'ils vont de sitôt la tirer sur le rivage et appelez la police, pour les secours c'était déjà trop tard. Non ! Ils montent leur campement et pendant un jour ou deux vont dormir tout leur saoul, boire tout leur saoul, et pêcher ce que la rivière veut bien leur livrer de poissons dont ils se régaleront aussitôt. Puis, enfin, sur le retour, le corps de la femme flottant toujours sur la rivière, ils l'attachent pour qu'il ne s'en aille pas, reprennent un peu plus loin leurs voitures et arrivés à la ville passe un coup de fil pour avertir les autorités. Eh bien, lui aussi il s'était rendu chez son ami pour une partie d'échecs et si son ami, une fois la partie terminée, s'était senti mal, il se serait tout de suite inquiété pour son ami et aurait fait tout son possible pour l'assister et prévenir les secours si nécessaire ; mais alors qu'il était encore devant la porte, que les parties n'avaient pas encore été jouées, il n'aurait pas aimé que son ami fasse un malaise et ne puisse pas le recevoir. C'était comme ces quatre bonhommes de l'histoire de l'auteur américain, s'ils avaient découvert le cadavre après leur partie de pêche ils auraient été irréprochables, mais là avant la partie de pêche se retrouver devant le cadavre comme lui devant la porte cochère de son ami à se demander s'il ne s'était pas dérangé pour rien. Non, ils ne s'étaient pas dérangés pour rien, ils iraient faire leur partie de pêche, après ils s'occuperont du cadavre, un cadavre ça peut toujours attendre et ils se demandaient les quatre bonhommes ce que leurs femmes pouvaient bien leur reprocher ; comme lui se demandait bien, car il avait du remord, ce qu'il avait à se reprocher, puisque la partie d'échec avait eu lieu et que son ami allait bien.

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