Il y avait
longtemps qu'il n'avait pas pris le métro et il était surpris par
tant de monde qui s'y pressait. Ce n'était pas très juste de dire
cela. Aux heures de pointe, il le savait, il y a beaucoup plus de
monde. Mais il n'avait simplement plus l'habitude de prendre le métro
et de se retrouver avec des inconnus qui lui ressemblaient tant, qui
allaient du même pas pressé et jetaient sur leur entourage le même
regard indifférent. Il n'aimait pas cela. Personne n'aimait cela.
Seulement, aucune différence dans les comportements. A l'approche du
métro et avant même qu'il ne s'arrête il s'avança le plus près
possible des quais, c'est comme ça que les accidents arrivent, il le
savait, tout le monde le savait, mais ils s'étaient tous contre les
quais et la rame de métro arrivait. Quand les portes s'ouvrirent on
se rua à l'intérieur, lui y compris, comment faire autrement, le
métro n'allait pas l'attendre. A la fermeture des portes il restait
encore du monde sur les quais, mais il avait pu s'asseoir sur un
strapontin et n'était pas debout le visage accolé à la vitre comme
une mouche pas loin d'être écrasée, comme quand il y a affluence. Les mêmes circonstances entraînent les mêmes comportements, et la
RATP pouvait placarder un peu partout dans les stations comme dans
les rames de métro ses consignes de sécurité elles resteraient
lettres mortes. Le passage sous tunnel paraît toujours trop long et
fait apparaître comme un soulagement la prochaine station où la
même ruée de ceux qui attendent leur métro rendra difficile la
sortie de ceux qui se sont déjà levés avant l'ouverture des
portes, de crainte d'être pris de vitesse. Tout cela n'a rien
d'anormal. Tout cela est même le quotidien de millions de citadins.
Rien de surprenant alors qu'il n'en vienne à dire à son ami, une
fois rendu chez lui, qu'il s'était senti comme une fourmi dans la
fourmilière. Tu as dû t-y sentir bien alors, comme une fourmi dans
la fourmilière, reprit son ami. Non ! Il ne s'y était pas
senti bien. Non ! Il n'était pas une fourmi. Il était finalement trop
imbu du sentiment de lui-même et trop pétri d'égoïsme pour se
sentir fourmi, pour se sentir bien dans la fourmilière. Peut-être
était-ce là la différence entre lui et son ami, entre lui et un
authentique citadin, et cela il devait l'avouer tournait moralement à
l'avantage de son ami en particulier et des citadins en général.
Mais pour mieux comprendre l'étendue, la portée et la vérité de
ce sentiment il faut en savoir un peu plus sur la journée et
l'activité de ce citadin qui ne se sentait pas l'âme d'un citadin.
D'abord,
quand il s'était retrouvé devant la porte cochère qui donnait
accès à l'immeuble où habitait son ami, qui était un ami de
longue date, il dut composer le code d'entrée, et l'instant qu'il le
composa suffit pour qu'il soit traversé par une pensée des plus
saugrenues qui soient : et s'il s'était dérangé pour rien,
que son ami indisposé ne pouvait pas le recevoir. Au lieu de
s'inquiéter pour son ami, comme il se le reprocha immédiatement et
dut plus tard en avoir le remord, il se dit qu'il aurait fait tout ce
trajet pour rien, pris le métro pour rien. Son ami n'avait pas pu se
déplacer, ce qu'il faisait avec plaisir, prenant les transports en
commun sans en faire comme lui tout un pataquès, en vrai citadin
qu'il était, c'est pourquoi il avait dû se rendre chez lui et
pouvait être inquiet de sa santé, quand tout ce qui l'inquiétait
était de savoir s'il allait pouvoir le recevoir après qu'il se soit
donné, lui, la peine de prendre les transports. Viens, ça te fera
sortir, lui avait dit son ami. En fait, il était plutôt casanier.
Un citadin, ça doit aimer sortir, voir les autres. Son ami l'aidait
à se faire une idée de ce qu'était un citadin. Son ami faisait
deux heures de transport et cela depuis des années pour venir le
voir au moins une fois par semaine sinon deux. Jamais il ne l'avait
entendu se plaindre des transports. Quelques fois il l'appelait de
son portable, mais c'était pour l'avertir qu'il arriverait en
retard, il y avait un incident sur la ligne. Son ami avait souvent un
livre ou un journal avec lui, puis il avait sûrement des tas de
coups de fils en retard aussi à passer, pas de quoi s'ennuyer ou de
trouver le temps long. Quand il arrivait c'était toujours en
sifflotant : il avait pris l'air, il avait vu du monde, il était
heureux. Quand lui revint de chez son ami il sentit d'un coup la
fatigue lui tomber dessus et comme une chute de tension. Cette
tension permanente qu'on peut avoir et ressentir quand on n'est pas
habitué aux autres, à leur promiscuité, à se voir dévisager ou
traverser par des regards comme si l'on était transparent, ou
bousculer sans égard pour sa petite personne. Les citadins pouvaient se
marcher dessus sans s'en rendre compte, ou s'en rendre compte plus
tard, comme lui surpris par l'égoïsme de cette pensée qui l'avait
frappé devant l'immeuble de son ami, finalement il n'était pas bien
différent d'eux.
Cette
histoire que racontait cet auteur américain tombait à pic. Quelle
coïncidence qu'il l'ait lue une fois rendu chez lui, dès son retour
de chez son ami parisien. Ils étaient quatre bonhommes à se rendre
à une partie de pêche qui allait durer un jour ou deux. Manque de
bol, dès leur arrivée sur les lieux qu'est-ce qu'ils voient ?
Le corps d'une femme flottant sur la rivière. Croyez-vous qu'ils
vont de sitôt la tirer sur le rivage et appelez la police, pour les
secours c'était déjà trop tard. Non ! Ils montent leur
campement et pendant un jour ou deux vont dormir tout leur saoul,
boire tout leur saoul, et pêcher ce que la rivière veut bien leur
livrer de poissons dont ils se régaleront aussitôt. Puis, enfin,
sur le retour, le corps de la femme flottant toujours sur la rivière,
ils l'attachent pour qu'il ne s'en aille pas, reprennent un peu plus
loin leurs voitures et arrivés à la ville passe un coup de fil pour
avertir les autorités. Eh bien, lui aussi il s'était rendu chez son
ami pour une partie d'échecs et si son ami, une fois la partie
terminée, s'était senti mal, il se serait tout de suite inquiété
pour son ami et aurait fait tout son possible pour l'assister et
prévenir les secours si nécessaire ; mais alors qu'il était
encore devant la porte, que les parties n'avaient pas encore été
jouées, il n'aurait pas aimé que son ami fasse un malaise et ne
puisse pas le recevoir. C'était comme ces quatre bonhommes de
l'histoire de l'auteur américain, s'ils avaient découvert le
cadavre après leur partie de pêche ils auraient été
irréprochables, mais là avant la partie de pêche se retrouver
devant le cadavre comme lui devant la porte cochère de son ami à se
demander s'il ne s'était pas dérangé pour rien. Non, ils ne
s'étaient pas dérangés pour rien, ils iraient faire leur partie de
pêche, après ils s'occuperont du cadavre, un cadavre ça peut toujours
attendre et ils se demandaient les quatre bonhommes ce que leurs
femmes pouvaient bien leur reprocher ; comme lui se demandait
bien, car il avait du remord, ce qu'il avait à se reprocher, puisque
la partie d'échec avait eu lieu et que son ami allait bien.
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