La preuve que les écrits ne servent à rien c'est qu'à chaque ligne qu'on lit on se dit: mais cela a été dit et il n'en a rien été fait. Le lecteur n'en est pas pour autant étonné: tout lecteur sait que les écrits ne servent à rien.
Faudrait-il ajouter à rien d'autre qu'à être lus et il y a certainement un monde idéal qui ne peut-être que lu, voilà ce que se dit notre lecteur déprimé. Mais le plaisir de la lecture n'y est sans doute pas étranger et le bonheur du lecteur à se dire: c'est pour moi tout cela.
Pour le comprendre il faudrait imaginer un lecteur qui ne soit pas de ce monde et qui en ait des nouvelles par nos philosophes des lumières; il irait d'émerveillements en émerveillements en lisant toutes ces belles choses qui ont été pensées, il pensera même qu'elles ont été réalisées.
Il voudra venir nous rendre visite quand il vaudrait mieux qu'il ne nous voit pas autant dans la société que dans nos vies particulières parce que ni notre société ne ressemble à quelque société utopique ni nous ressemblons à quelques héros mythiques non plus qu'à l'honnête homme.
Pourtant me direz-vous l'on continue à écrire comme à alimenter cette part de rêve et c'est sans doute parce que c'est elle qui continue à nous faire accepter la réalité où nous vivons par cet espoir qu'elle change grâce aux écrits: voilà toute notre folie.
A moins que tout le monde soit de mauvaise foi. Ou. A moins que tout le monde y croit. Quel est le livre qui a changé votre vie? Comme si un livre avait le pouvoir de changer notre vie. Encore moins la société. C'est pas les livres qui ont fait la révolution, c'est les hommes.
Et c'est pourquoi elle a été sanglante. Et c'est pourquoi il y a eut la restauration. Et c'est pourquoi elle a été sanglante. Et c'est pourquoi il y a eut d'autres révolutions. Et elles ont été sanglantes. Et c'est pourquoi il y a eut d'autres restaurations. Et elles ont été sanglantes.
Certes les hommes continueront à vivre. Et des livres continueront à s'écrire. Mais c'est comme deux mondes à part. Mais c'est comme si le lecteur choisissait à quel monde il voulait appartenir.
C'est que les écrits restent mais les hommes ne restent pas; que les uns sont fiables et que les autres ne le sont pas; que les uns sont gouvernables et les autres ne le sont pas; et par là on voudrait gouverner par les écrits et l'on oublie trop que l'on gouverne des hommes.
Sans doute ont ils donné leur parole par écrit, mais ils ne s'y tiennent pas. Eux-mêmes aimeraient pourtant qu'on les confondent à leurs écrits, qu'on retienne l'auteur et qu'on oublie l'homme, ou qu'on ne voit plus l'homme que par ses écrits, par eux transfiguré, par eux transcendé.
Mais mon lecteur qui aimerait être ce lecteur d'un autre monde pour ainsi voir l'homme tel qui se voudrait être, aussi que les autres tels qu'il les voudrait être, aussi que la société telle qu'il l'a voudrait être; quand il le voit tel quel, se tape une déprime et retourne à sa lecture.
Qu'on arrête de se la raconter, disait alors notre lecteur déprimé, il y a une réalité où l'on vit et une autre qu'on lit et c'est la nôtre mais transfigurée, transcendée par l'esprit, à la plus grande joie du lecteur qui s'y retrouve à son tour plus grand, plus beau, qu'il ne l'est.
Le lecteur déprimé aimerait tant cependant que ce ne soit pas les livres qui est de la valeur mais leurs auteurs, que ce ne soit pas les écrits des hommes qui est de la valeur mais les hommes eux-mêmes, qu'ils soient tous Riego Y Narváez que cite Ortega y Gasset dans Meditaciones del Quijote: "Riego y Narváez, por ejemplo, son como pensadores, la verdad, un par de desventuras; pero son como seres vivos dos altas llamaradas de esfuerzo."
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