Quand je pense à mon père je ne pense pas à un homme parmi tant d'hommes, aussi quand je pense à un ami je ne pense pas à un homme parmi tant d'hommes, d'où l'idée me vient que je pense à mon père ou à un ami comme à un absolu, comme je penserais à Dieu si je pensais à Dieu. Maintenant toujours en moi cette impression que si j'ai oublié d'un ami jusqu'à son nom c'est que je n'y pense plus comme à un absolu mais qu'il est allé rejoindre le nombre innombrable et innommable des hommes à qui je n'accorderais qu'une existence relative.
Sans doute je leur accorde une relative existence, que je sais qu'ils existent mais pas pour moi et comme moi d'une absolue existence, car je ne peux pas vivre sans moi aussi que sans ceux à qui j'accorde une absolue existence, et ce peut être comme dit précédemment mes amis auxquels je ne peux penser comme à des hommes parmi des hommes sinon à partir de ce moment là ils cessent pour moi d'être mes amis, c'est-à-dire d'avoir une existence absolue qui est pareille à la mienne.
C'est pourquoi je me suis toujours étonné que l'on donne le nom de semblables à tous les hommes comme s'ils avaient pour nous une existence absolue et non plutôt relative, aussi relative que l'intérêt que nous leur portons, aussi pouvons nous nous comporter avec eux comme nous ne le ferions pas avec des amis, aussi pouvons nous faire à nos semblables ce que nous ne pourrions faire à nous-même aussi qu'à nos amis. J'entends qu'il n'est pas vrai alors que ce sont nos semblables si nous ne leur connaissons pas cette existence absolue qui est la nôtre. Dit autrement il y a peu de gens qui existent absolument pour nous.
Il ne m'étonne pas que quelqu'un, comme beaucoup de faits divers le relatent, qui tue sa femme se tue après, car elle a pour lui cette existence absolue qu'il a lui-même pour lui-même, et la tuer revient à se tuer, il l'a déjà fait en la tuant, en la tuant il est déjà mort. Il ne peut en être autrement s'il s'agit d'existences absolues. Et inversement, si l'on peut tuer facilement à la guerre c'est que l'ennemi n'a qu'une existence relative, qu'il n'existe pas vraiment pour nous, même comme ennemi. Parce que l'ennemi qui ne peut être qu'un ennemi personnel et non commun à tous peut arriver a avoir pour nous comme l'ami une existence absolue. Revenons alors au semblable: le semblable qui n'est ni notre ami ni notre ennemi personnel n'aura jamais de ces derniers l'existence absolue que nous leur accordons.
Aussi il ne faut pas s'étonner du peu d'attention que nous accordons à nos semblables. Elle ne peut être que feinte, empreinte de discours mais très peu suivie d'actions. Comment le pourrions nous s'ils n'ont pas atteint pour nous ce degré d'existence qui en ferait justement nos semblables, que nous leur porterions ce degré d'attachement que nous nous portons à nous-même, à notre propre existence qui est absolue pour nous bien entendu. Il n'est pas alors comme on dit de faire un effort de générosité ou d'humanité et encore moins de relativiser notre existence aussi que celles des autres mais bien plutôt qu'elles rejoignent la nôtre que nous ne pouvons que vivre comme un absolu. C'est pourquoi il m'a toujours été pénible de penser à mon père aussi qu'à un ami comme à un homme parmi les hommes quand ils sont eus pour moi une existence absolue, égale, semblable, à la mienne.
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