vendredi 7 mars 2025

La transmission


Bien sûr l'oralité, bien sûr la coutume, mais bien sûr aussi que l'on ne peut plus revenir en arrière qui est revenir à la coutume et à l'oralité. Ce qu'il faut apprendre cependant, et la Nouvelle Calédonie, et ce qui se passe en Nouvelle Calédonie, peut nous l'apprendre, c'est que ça ne passe plus, c'est que tout ce qui passait par l'oralité et la coutume ne passe plus.

Et ce qui ne passe plus n'est rien de moins que la transmission de génération en génération, et pas n'importe quelle transmission mais la plus propre a passer de l'homme à l'homme (le modèle de l'homme c'est l'homme) qui ne s'arrêtent pas aux connaissances de l'homme mais à la conduite de l'homme, de l'homme qui ne peut être conduit en première comme en dernière instance que par l'homme, de l'homme qui a besoin de l'homme comme modèle de conduite autant que de savoir.

Certes, la société Kanak en souffre, mais toute la société française en souffre, c'est pourquoi elle ne peut pas offrir de solution au problème Kanak qui est un problème de transmission, et c'est parce qu'elle a oubliée elle-même comment se transmettent les us et coutumes de la vie humaine pour ne plus parler que de la vie économique, voire même sociale, c'est-à-dire en légiférant dessus, d'où la prolifération des lois comme un cancer venant ronger la nature humaine de plus en plus pauvre en humanité (tandis qu'elle s'enrichirait en "légalité").

Je ne peux à cet effet que relayer et soutenir et prolonger la pensée de Maria Zambrano, cette philosophe espagnole qui me semble avoir bien saisi le problème de transmission qu'elle voit dans les formes mêmes de cette transmission et non pas qu'elles ne soient plus orales mais écrites sinon que ces formes mêmes d'écrits soient ceux de la culture dominante qui répondent ainsi aux besoins de la civilisation dominante qui, s'appuyant donc sur la science et les techniques, participent à la divulgation de la science et des techniques.

Cela partirait d'un bon principe qui est de mettre à la portée de tous la connaissance "utile" à la marche de cette société non plus tellement humaine mais disons scientifico-technique, en ce sens mais en ce sens seulement ce serait réussi et encore: "han fomentado la subversion intelectual sin crear en cambio convicciones. Lejos de dar a cada hombre la nocion de su puesto en el cosmos, la vision de un orden del que se sienta formar parte, le invitaban a ascender a orbes donde no podia habitar.", aurait plutôt fait qu'au lieu que chacun soit à sa place et ne parle que de ce qu'il connait soit amené à partager une connaissance qui en rien ne pourrait le satisfaire puisqu'en rien il ne pourrait y participer, y avoir sa part, sinon répétitive et non pas créative.

Il faut savoir que Maria Zambrano donnerait (sur ces ouvrages de divulgation) sa préférence à des formes d'écrits (les guides, les confessions, les sommes, les traités) comme la Guia de Perplejos de Maimonides qui n'ont plus cours parce qu'ils s'écrivaient au Moyen âge: "Se escribe en la Edad Media, en esa exquisita madurez de la cultura oriental, arabe, judia y griega." Et elle fait la différence entre ses différentes formes qui passeraient pour mineures aujourd'hui face par exemple aux grands systèmes philosophiques qui ont marqué l'occident et donnés lieu à sa pensée dominante aussi que rationnelle, mais parlant moins à l'homme qu'à la raison, quand elles vont plus au cœur de l'homme aussi que lui apportent davantage secours dans sa vie de tous les jours: "Toda Guia lo es para. Para alguien que necesita salir de algo, de una situacion de su vida".

Quel est le livre qui a changé votre vie? C'est la question qu'on aime poser à cette émission culturelle: la Grande Librairie. Et de cette question je me suis bien moquée. J'avais tort. La philosophe écrit avec raison: "El pensamiento flota desasido al no transformar la vida, al no ser acogido por ella y aceptado, solo patrimonio de los que han sido capaces de descubrirlo. Y no es que todo lo que se sabe tenga que ser sabido por todos; pero si tendria que serlo su centro vivo, aquello que va a constituir la nueva mentalidad; las nociones centrales que crean la nueva version o intento de ser hombre, y que modifican sustancialmente lo anterior." La pensée flotterait en effet sans prise sur l'humain s'il ne s'en voyait saisie au point d'en être transformé.

Mais (si je me moquais) c'est qu'il s'agit de romans comme la forme d'écrit qui sur tout autre écrit a pris le dessus au point qu'on ne lit plus que des romans, et quand on lit, car déjà on ne lirait plus, du moins autant qu'avant et sur papier d'imprimerie. Aussi que je ne crois pas que le roman en tant que forme d'écrit soit la plus appropriée à nous faire changer sinon à nous divertir. Maria Zambrano parlait de guides (et la Guia serait une forme d'écrit essentiellement espagnole), de traités, de somme, les distinguant tous d'ouvrages non pas littéraires mais philosophiques plus appropriés à développer les grandes idées ou concepts philosophiques n'ayant eu aucune ou très peu d'incidence sur notre vie. 

Alors je dirais que, comme la coutume manque à la loi, qui serait comme la faire passer dans la vie de tous les jours, la rapprocher ou rendre plus accessible à l'homme de tous les jours; et puisque aussi irréversiblement l'écrit a pris le pas sur l'oralité et pour que la pensée par lui véhiculée cesse de flotter au-dessus de l'esprit humain mais puisse s'en emparer aussi que le soutenir, l'orienter, lui donner des modes de conduites, une vie réglée plus que des règles abstraites, il y a les penseurs qu'aurait oublié Maria Zambrano, et c'est qu'on en compterait moins en Espagne qu'en France. Et c'est que je compte comme penseurs plus que comme philosophes, et que plus qu'aux philosophes aux penseurs va ma pensée, car c'est grâce à eux que je pourrais enfin répondre à la question: quel est le livre qui a changé votre vie?

Il y a Pascal, il y a Alain, il y a Theodor W.Adorno, il y a Montaigne, il y en a beaucoup d'autres qu'on dit aussi être philosophes comme Descartes, Rousseau, mais qui se sont confiés à moi comme un homme se confierait à un autre homme, sans hauteur ni prétentions philosophiques, tenant à partager avec moi leur opinion sur la vie aussi que leur croyance, et ceci tant et si bien qu'ils en on vu la mienne changer. Ils ont écrits des propos, des confessions, des méditations, n'y a t-il pas en matière d'écrits plus proches de l'oralité qu'on dirait qu'un homme parle à un autre homme et de sa vie, aussi que de lui et comme un modèle à suivre ou ne pas suivre, et c'est cette fois-ci à la picaresque, ce genre littéraire espagnol passé de mode, à qui je pense (El Lazarillo de Tormes), quand plus près de nous il y a le Cuaderno gris (mot à mot le cahier gris), et on dirait un cahier d'écolier, et ce seraient comme des jours d'école buissonnière où il aurait fait des pages d'écritures qui seraient restées comme ses meilleures pensées et la meilleure prose qui soit, au point que ces romans tombés dans l'oubli on penserait encore au Cuaderno gris de Josep Pla, journaliste et écrivain espagnol catalan. 

Cette simplicité manque autant dans beaucoup de nos écrits comme dans beaucoup de nos pensées, surtout quand elles ont des prétentions hégémoniques, ou, pire encore, d'atteindre à l'universel comme à l'éternité ou postérité, et ne répondent plus alors qu'à la société de leur temps, et non plus à l'homme de tout temps qui peut être le Kanak comme le petit blanc qui a besoin tout autant qu'on lui parle, que Pascal lui parle (dans ses Pensées), qu'Alain lui parle (dans ses Propos), qu'Adorno lui parle (dans (ses) Réflexions sur la vie mutilée), que Rousseau lui parle (dans ses Confessions), que Descartes lui parle (dans ses Méditations), que Montaigne lui parle (dans ses Essais) et j'en passe, et j'en passe, qui sont autant de modèles de vie, de conduites de vie, à suivre ou ne pas suivre, mais c'est un chemin à parcourir, voire à reparcourir, et non plus un grand vide qui s'offre à l'homme entrant dans la vie après eux, parce qu'entrant dans la vie après eux et accompagné de leurs pensées il s'y sent moins seul et moins abandonné, c'est-à-dire qu'il n'est plus livré à lui-même, mais à l'humanité pensante. Et la transmission de la vie c'est pour l'homme la transmission de la vie pensante (voir "le roseau pensant" de Pascal et le "je pense donc je suis" de Descartes).

CITATION

Apologie de Raymond Sebon dans Les Essais de Montaigne: "C'est, à la vérité, un très utile et très grand élément que la science; ceux qui la méprisent montrent assez leur sottise, mais je n'estime pas pourtant sa valeur jusqu'à ce degré extrême que certains lui attribuent, comme le philosophe Hérillos qui plaçait en elle le souverain bien et pensait qu'elle avait le pouvoir de nous rendre sages et heureux, ce que je ne crois pas; et je ne crois pas non plus ce que d'autres ont dit, (à savoir) que la science est mère de toute vertu, et que tout vice est produit par l'ignorance."

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