Parce qu'il n'avait rien écrit il lui semblait qu'il n'avait rien pensé par lui même, avoir couru dans la vie comme on peut courir dans la nature, et ce n'est pas prendre le temps de la penser, et c'est à peu près ce qu'il avait fait et pourquoi souvent quand l'on pense c'est aux choses du passé, parce que les choses du présent n'ont pas eu le temps de mûrir en nous, et que c'est à elles ainsi que souvent l'on fait appel. Il ne suffirait pas de vivre une fois, ce serait vivre une fois pour rien, se saisir serait se ressaisir. En tout cas, l'homme, pour qui revivre est vivre, a besoin de vivre deux fois, sinon ce qu'il a vécu il lui semblerait ne pas l'avoir vécu, alors que tout le monde penserait pouvoir se contenter de vivre une fois. C'est aussi l'impression qu'il avait de laisser passer sa vie. C'est comme s'il voulait donner à une vie animale une vie intellectuelle qu'elle n'aurait pas de prime abord. Elle serait encore comme une terre qu'il n'aurait pas cultivée. Une terre arable sur laquelle il lui faudrait donc revenir. Et c'est une habitude qu'il prendrait et dont bientôt il ne pourrait plus se défaire, car par son acte d'écrire il la trouverait enrichie.
D'où cette extrême pauvreté ou dénuement ou aridité qui est pour lui une vie non pensée. Et cette maitrise lui manque qui est maitrise de sa propre vie, d'une vie pensée sur une vie qui serait non pensée. Ce n'est pas tant penser à tout ce que l'on fait qui est ce à quoi notre vie s'arrête souvent ou ne saurait que rarement s'en dispenser, mais une exigence supérieure qui serait celle du sens, de lui faire prendre sens, serait comme lui donner une seconde naissance. Et c'est cette seconde naissance qui produirait en lui le plus fort sentiment d'existence, car pour l'homme tout serait exister, non pas seulement perdurer dans son existence, tel que l'a si bien exprimé Spinoza, mais cette intensification de l'existence qu'il donne comme productrice de joie et est satisfaction de l'être, épanouissement, enrichissement. Qui ne voudrait pas être, ou pas suffisamment être, serait comme une terre en jachère. Pourquoi parler maintenant de seconde naissance sinon parce qu'il ne s'agirait pas tout à fait de la même vie, quand bien même elle aurait germée en la première, en la première elle ne pourrait pas se reconnaître. Pas de continuité dans cette seconde existence qui est seconde naissance, bien que naissance à soi-même.
Ce qui distinguerait donc selon lui l'homme de l'animal serait cette double naissance, qui est naissance de l'homme à lui-même, qui est aussi reconnaissance de l'homme par lui-même. L'homme a besoin de se reconnaitre, et ce n'est pas en l'animal qu'il peut se reconnaitre, pas plus qu'il ne peut reconnaitre son existence comme absurde, puisqu'il n'a d'existence que par cette seconde naissance qui lui fait prendre forme et sens. La forme et le sens ne serait pas que l'apanage exclusif du poète et du philosophe, mais de tout celui qui naitrait à la vie d'homme qui serait comme une seconde naissance. Joie de vivre, bonheur de vivre, seraient attachés à cette satisfaction d'être, qui serait l'être de l'homme, et en deçà duquel il ne connaitrait que des plaisirs animaux dont il ne pourrait se contenter sans sentiment de frustration, d'une frustration qui ne tiendrait pas tant au manque de plaisirs qu'au manque d'être, d'où par eux il ne pourrait se satisfaire à lui-même, à sa nature propre d'être qui est l'être de l'homme et à son existence qui est existence humaine et non pas animale et nécessiteuse de cette seconde naissance à lui-même.
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