vendredi 18 octobre 2024

Une histoire de lunettes


C'était par une belle journée ensoleillée, vingt cinq degré, et on n'était déjà le seize septembre, me dit l'homme qui me fit signe avec un sourire de passer devant lui, que j'avais enfin décidé de me rendre à un rendez-vous ophtalmo, je dis enfin parce qu'il y avait bien vingt ans ou plus que je ne m'y étais pas rendu, pour tout dire c'était la deuxième fois de ma vie qui était arrivé à franchir le cap de la soixantaine sans trop d'anicroches, et j'avais donc choisi de mettre mes lunettes de soleil qui étaient les uniques lunettes que j'avais depuis plus d'une bonne vingtaine d'années. Comme je passais devant lui je me retrouvais face à la secrétaire, elle aussi me sourit, je lui donnais alors mon nom et le nom du praticien qui devait me recevoir. La salle d'attente recevait ce beau soleil qui n'était pas parti avec l'été, et lui donnait une lumière que j'appréciais d'autant qu'elle me permettait de garder mes lunettes. Je n'en aurais pas eu d'autres au cas où il eut fait gris et c'était justement pour cela que je venais: pour une paire de lunette pour les journées sans soleil parce que les journées sans soleil je n'avais que mes yeux pour voir et mes yeux ne suffisaient plus à la tâche. Tout le monde souriait. J'entends par tout le monde: le ciel, la secrétaire qui avait pris note de mon rendez-vous ophtalmo et le bon monsieur qui m'avait fait signe de passer devant lui. J'étais heureux aussi de pouvoir encore voir tout ça, et je me disais que si la vue avait bien quelque chose de réjouissant elle le tenait non pas d'elle même mais de tout ce qu'il pouvait nous être parfois offert de voir, même si bien souvent j'aurais plutôt mis mes yeux dans mes poches comme l'on met ses lunettes dans ses poches pour les ressortir au moment opportun, idoine, oui, idoine, et c'était un de ces jours idoine qu'il m'était donné de voir. Ma réflexion sur les lunettes, autant que je m'en souvienne fut arrêté par l'arrivée de l'ophtalmo, et ne reprendra que plus tard, une fois muni de mon ordonnance, chez l'opticien.

C'est ce que je m'empressais de dire à l'ophtalmo en lui donnant la raison de ma venue, que l'opticien s'était refusé à me faire de nouveaux verres parce qu'ils devaient correspondre à ma vue et non pas à mes lunettes qui étaient celles que je lui avais présentées, et en bien mauvais état il faut l'avouer, car j'étais plutôt de nature négligente, enfin à ne pas prendre grand soin des choses, surtout il est vrai depuis que la vie m'avait privé non pas de ma vue mais de ma femme; quant aux autres lunettes, celles-ci ne me permettant de voir que par temps clair, avec l'aide du soleil, je n'avais pas pu lui présenter à l'opticien car il y avait des années que je n'y voyais plus goutte en regardant à travers ses verres pour myope, elles avaient été mes toutes premières lunettes et j'avais fini par les jeter comme on fini par jeter tout ce qui ne nous sert plus à rien. Mais maintenant lui dis-je décidé ou plutôt que j'étais décidé à faire l'acquisition de nouvelles lunettes, seulement il me fallait une ordonnance de sa majesté, concluais-je. Au lieu d'en être flatté l'ophtalmo me précisa que c'était tous les deux ans et non pas une fois ou deux dans sa vie qu'on se rendait chez son ophtalmo et qu'il ne voyait pas là sur ses registres que j'eus fait d'autres consultations. C'était, là où je me trouvais, un dispensaire que la RATP mettait gracieusement à disposition de ses agents avec tous les spécialistes du corps humain pour ne pas dire des organes humains, à chacun son organe, dont ici en l'occurrence à l'ophtalmo les yeux. J'aurais pu en effet répliquer à l'ophtalmo que je n'étais pas plus généreux de mes organes envers ses confrères et que je gardais jalousement sur eux l'œil du propriétaire, mais il semblait un peu trop effrayé de ma négligence, pour que je plaisante là-dessus. C'est à la suite d'un examen approfondi qu'il me dit qu'encore j'avais de la chance et m'en tirais à bon compte après tant d'années. Et c'était vrai que maintenant qu'il n'y avait plus Dieu (il fallait avoir des yeux) et qu'il n'y avait que ceux qui présidaient à la santé de notre corps et leurs organes respectifs dont le verdict pouvait être craint, car il pouvait tomber à tout moment et nous cueillir comme à l'improviste, et sans doute était-ce cette crainte qui m'en tenait éloigné le plus longtemps possible.

Sur le chemin du retour et toujours pourvu de mon unique paire de lunettes de soleil, car me voilà sorti de chez l'ophtalmo avec mon ordonnance sous le bras et de la gaieté au cœur à la seule idée de passer chez d'Afflelou parce que chez "d'Afflelou c'est fou", je goûtais encore un peu a ce soleil. Oui, c'était comme un goûter de soleil, un goûter de soleil qui ne durerait pas davantage qu'un déjeuner de soleil, plutôt moins parce que le goûter ça dure moins que le déjeuner si je ne m'abuse. L'opticien qui me reçut était une fille de couleur. J'y voyais encore assez pour voir ça. Oui, je voyais encore les couleurs et à la faveur du soleil elles brillaient davantage à mes yeux. L'opticienne portait  une paire de grandes lunettes qui étaient comme une réclame à toutes celles qui se vendaient. Elle eut le sourire commercial le plus naturel au monde qui soit, car si l'on demande aux commerciaux d'être souriant on leur demande aussi d'être naturel. Je m'attendais alors à ce qu'il apparaisse à tout moment, comme il apparait dans le ciel quand il fait soleil et qu'il pleut à la fois, un bel arc-en-ciel sur le verre de ses lunettes d'Afflelou, et c'était son sourire, son sourire radieux. Elle se mit aussitôt avec moi en quête de lunettes ou étais-je venu en quête d'autre chose? Ma quête ne devait néanmoins pas être si précise que devrait l'être celle d'une paire de lunettes car il me fallut un certain temps plutôt long pour arrêter mon choix, mais ce devait être dû à l'éventail du choix qui était large et qui nous laissa le temps de discuter et parmi nos discussions sorti je ne saurais dire pourquoi ni comment un test auquel je m'étais prêté la veille et qui était de fermer les yeux et de m'imaginer que je ne verrais jamais plus, l'angoisse m'avait pris alors en me voyant définitivement prisonnier de la nuit, une angoisse proche de la claustrophobie car c'était comme si les murs de la prison s'étaient resserrer autour de moi au point que je n'y pu rien voir, et j'étouffais comme pris dans un étau mais je m'obligeais à les garder fermés jusqu'à ce que cela devint proprement intenable.

C'était aussi devenu proprement intenable pour l'opticienne d'entendre ça, car elle changea alors très vite de conversation et me parlait de la remise qui était faite sur la deuxième paire de lunettes. c'était l'argument de vente d'Afflelou et j'y souscris. Alors, elle me sourit à nouveau. A nouveau j'essayais de voir s'il n'apparaissait pas un arc-en-ciel sur le verre de ses grandes lunettes d'Afflelou. Il pouvait aussi m'être fait des facilités de paiement, poursuivit-elle. On voyait bien que c'était là son domaine car elle s'y montrait plus détendue et n'avait plus besoin de l'aide de son collègue qui en matière de montures de lunettes pouvait dire celles qui pouvaient ou non recevoir des verres de correction. Le soleil entrait à plein dans la vitrine et il me semblait que toutes les lunettes s'étaient tournées vers lui comme des héliotropes ou autres adorateurs du soleil qui lui rendraient hommage. Il était convenu que je revienne le mercredi de la semaine suivante pour les chercher mais à mesure que la date approchait ce qui m'avait retenu si longtemps d'avoir des lunettes semblait revenir de plus bel à la charge. Entre-temps le ciel s'était assombri et mon esprit aussi sans doute: tout avait perdu ce bel éclat du ciel bleu et je n'étais plus du tout d'humeur à porter des lunettes fussent-elles du dernier chic. Ne m'en étais-je pas passer jusque là? D'ailleurs je me rappelais que l'ophtalmo lui-même m'avait dit que pour lire, et à lire j'occupais la majeure partie de mon temps, elles ne m'étaient pas indispensables, c'était pour voir de loin. Que vois-je à l'horizon? Avais-je tant envie que ça de voir le cul de Robinson, car c'est ce que dit la chanson. Comme je lui avait parlé à l'opticienne de ma hantise de perdre la vue j'eus alors cette idée que quelqu'un viendrait la voir à ma place pour lui dire qu'un accident m'était arrivé et que je ne pouvais la voir, que je ne pourrais plus jamais la voir, parce que j'avais perdu la vue et que par conséquent les lunettes ne m'étaient plus d'aucune utilité. Ah il aurait fallu me voir, on m'aurait pris pour un fou. C'est que je n'étais pas quelqu'un qui racontait des histoires aux autres mais qui se les racontait  à lui-même, or n'est-ce pas là la définition même du fou dont on ne retient cependant que le rire, le fou rire qui me prit en me la racontant à moi-même cette histoire.

C'est aussi que je m'imaginais la tête qu'elle ferait en l'entendant mon histoire, parce qu'elle se rappellerait alors, lui trouvant un caractère prémonitoire, ce que je lui avais dit sur le test que j'avais fait. D'avoir jouer à l'aveugle ne m'aurait pas porté chance, qu'à jouer avec le feu on finissait par se brûler et qu'à jouer à l'aveugle on finissait par devenir aveugle, oui je voyais bien, bien que je ne voyais rien, que ces correspondances allaient se faire naturellement dans son cerveau et lui faire perdre en même temps le sourire, ce sourire à la fois si naturel et si commercial qu'elle devait arborer à chaque client lui délivrant une ordonnance d'ophtalmo qui était comme un bon d'achat puisque sans elle on ne pouvait pas faire l'acquisition d'une paire de lunettes avec verres de correction. Mais surtout je voyais bien qu'il n'y avait aucun conteur qui put se vanter aussi sûrement que je le pouvais que cette histoire de lunettes elle ne l'oublierait jamais et qu'elle la raconterait à tout le monde, à tout le monde excepté à ses clients pour ne pas les effrayer, et aussi plus tard, quand elle serait en âge d'en avoir, à ses enfants puis à ses petits enfants, qui est comme se transmettent les histoires, et ce  sera, il n'y avait nulle doute là-dessus en mon esprit ce qui aura le plus marqué sa carrière d'opticien. Mais moi qui n'avais jamais voulu porter de lunettes que pour faire intello et non pas pour corriger ma myopie qui ça était une affaire d'ophtalmos et d'opticiens, une affaire entre eux, et sans doute s'arrangeraient-ils entre eux, mais moi je ne voulais plus avoir affaire à eux, ni dans deux ans ni à la Saint-Glinglin. Puis on voyait bien que je ne voyais plus la vie comme il fallait la voir et que ça n'y changerait rien une paire de lunettes ou deux, que ce n'était pas plus une histoire d'yeux qu'une histoire de bon dieu mais une histoire de lunettes.

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