samedi 19 octobre 2024

Destins croisés


Dialogues croisés qu'ils avaient intitulé cette rencontre à l'Institut Cervantes où il se rendait, et c'était 11 avenue Marceau dans le seizième arrondissement à Paris, pas loin de l'Arc de Triomphe là où il sortirait du RER pour descendre ensuite, après l'avoir rejointe, à ladite avenue, et avant de se retrouver presque sur les bords de la Seine. C'était un parcours qu'il avait souvent fait et qu'il aimait toujours faire, la remontée lui ayant cependant toujours paru plus pénible, et c'était sans doute parce qu'elle marquait le retour et qu'au retour il n'avait plus le même allant qu'à l'aller, ce ne serait pas le cas cette fois-ci qu'il s'était juré, mais ne se faisait-il pas la même promesse à chaque fois. Dialogues croisés, lui il aurait plutôt dit Destins croisés parce que son destin allait croiser celui de Enrique Vila Matas. Il avait bien préparé quelques questions à l'auteur, endossant ce rôle de journaliste, voire de critique littéraire, que la société ne lui avait jamais donné, mais il n'était jamais trop tard pour bien faire.

Une pluie très forte tombait sur les Champs-Elysées quand il sortit à l'Arc de Triomphe et c'était exprès qu'il était sorti à l'Arc de Triomphe parce qu'aujourd'hui il allait triompher, triompher de sa pusillanimité, de…, de tout, triompher; mais la pluie n'était pas sans lui rappeler les mots tristes du poète: "Me moriré en París con aguacero,/un día del cual tengo ya el recuerdo./Me moriré en París-y no me corro-/tal vez un jueves, como es hoy, de otoño". Etrange cette coïncidence de temps: non seulement il pleuvait mais c'était aussi un jeudi et un jeudi d'automne, mais lui, s'empressait-il de conclure comme pour se rassurer, il ne s'appelait pas César Vallejo et par conséquent ne connaîtrait pas ce destin tragique. Puis il repensait à la grosse tête de Enrique Vila Matas, elle l'impressionnait cette grosse tête d'autant qu'il croyait en avoir lu un peu le contenu et c'était fou comme tout s'y trouvait mêlé, imbriqué, de sorte qu'il put faire de sa vie un roman, des romans, et sa tête à lui c'était aussi un peu la tête de Enrique Vila Matas mais après qu'elle soit passée entre les mains de ces indiens que l'on appelait les réducteurs de tête.

Dans le RER il avait essayé de se redresser un peu sur son séant et s'y était repris souvent à cette tâche exténuante de se redresser parce qu'au bout d'un certain temps son corps finissait toujours par s'avachir. Aux gens qui se tenaient bien droit il leur trouvait du caractère et qu'ils avaient de l'allure et c'est à eux qu'il voulait ressembler, que toute sa vie il avait voulu ressembler, mais il se demandait maintenant si c'était d'avoir du caractère qui les faisait se tenir droit ou d'avoir de bons muscles spinaux et une bonne ceinture abdominale. Quel ne fut pas alors son étonnement quand il vit Enrique Vila Matas dans sa chemise blanche se tenir bien droit devant son public et ce n'était pas parce qu'il avait rentré le ventre qu'il avait une bonne ceinture abdominale et pas de ventre. Il était d'ailleurs en train de se défendre non pas d'avoir du ventre mais que l'on parla trop de lui comme d'un personnage littéraire quand lui Enrique Vila Matas tout ce qu'il avait voulu être c'était un auteur, autant dire un créateur de personnages littéraires, et que cela (le fait qu'on les confonde) devait être dû à ce qu'on l'ait trop vu dans les bars de la capitale, sa capitale à Enrique Vila Matas c'était Barcelone.

Enrique Vila Matas qu'il lui dit, quand ce fut le tour des questions à l'auteur, la fiction c'est un mensonge, ce mensonge dont s'habillent les écrivains pour paraître devant nous ses lecteurs, mais si vous Enrique Vila Matas vous deviez vous voir dans un de vos livres comme devant un miroir devant lequel vous regarderiez-vous? Montevideo répondit sans hésiter Enrique Vila Matas. Lui aussi aurait répondu à sa place Montevideo car c'est là qu'il lui semblait retrouver le plus l'auteur de ce dernier roman qui ne lui avait pas plu personnellement comme ne lui plaisait pas non plus personnellement tout ce qu'il écrivait lui personnellement parce que personnellement trop personnel. Mais un écrivain n'était pas obligé de s'aimer ou d'aimer ce qu'il faisait pour être aimé ou pour que ce qu'il faisait soit aimé. Il gardait néanmoins ses réflexions pour lui et enchaînait sur le thème fiction addiction, qui était une autre question à l'auteur qu'il avait préparée et qu'il pouvait aussi bien relire sur son cahier de notes griffonnées à la hâte. Ribeyro que vous connaissez Enrique Vila Matas et que nous avons à lire pour notre prochaine session de lecture, car l'homme faisait parti du club de lecture de l'Institut Cervantes, après avoir eu à lire votre ouvrage Montevideo, JR Ribeyro donc dit dans Sólo para fumadores qu'écrire est un acte complémentaire au plaisir de fumer, pouvez-vous en dire autant de boire vous Enrique Vila Matas, et que tous les auteurs souffrent d'une addiction, et que l'on peut voir dans cette addiction leur vocation d'écrivain.

Enrique Vila Matas ne répondit pas à la question parce qu'il ne répondait pas toujours aux questions qu'on lui posait mais (comme la vie avec tous ses faux fuyant) souvent à côté des questions qu'on lui posait comme quand il se mit à raconter… mais n'était-ce pas avant tout ce que l'on demandait à un conteur que de se raconter. Aussi il fallait envisager que cet être veule et pusillanime qui s'était dit qu'il lui poserait des questions ne l'ait pas fait, il y avait tant de choses qu'il se serait imaginer faire dans sa vie et qu'il n'aurait pas fait, et cette autre question, aurait-il seulement eu le temps de la lui poser: "vous Enrique Vila Matas épris de littérature française votre dernier ouvrage Montevideo ne plaide t-il pas pour vous et pour l'art, pour l'art pour l'art, vous Enrique Vila Matas êtes-vous en quelque sorte cette statue mutilée de Théophile Gautier qui assiste sans prendre parti (sinon le parti pris de l'art pour l'art) au spectacle de cruauté offert par les hommes?" C'est  parce qu'il n'aurait pas poser ces questions que la rencontre n'aurait pas eu lieu, cette rencontre qui n'aurait été autre que la rencontre avec son destin, ce dialogue croisé qui n'aurait été autre qu'un destin croisé, n'aurait pas eu lieu. Enrique Vila Matas raconta alors, au lieu de répondre à ses questions auxquelles il n'aurait pu répondre que si elles lui avaient été au préalable posées, qu'au temps où il était journaliste et devait faire des interviews il se dispensait de poser les questions qu'il devait poser mais pas d'écrire d'avance l'article qui devait en résulter et qui sortait tout droit de son imagination pour se retrouver dans la presse écrite sans transition, sans passer par la personne interviewée. Eh bien, n'était-ce pas cela ce qu'il venait de faire lui: de parler de son entrevue avec Enrique Vila Matas sans passer par Enrique Vila Matas.

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