jeudi 17 octobre 2024

L'inapte


Son incapacité à vivre, et il l'avait compris fort tard, était qu'il ne pouvait recevoir la réalité à l'état brut, qu'il lui fallait qu'elle reçoive au préalable un traitement poétique ou philosophique. Les faits divers, l'actualité, étaient pour lui l'écœurante réalité qui se déversait sur le monde. Aussi, très vite il s'était senti appartenir à un autre monde que celui du commun des mortels, très vite aussi on le lui en avait voulu pour ça. Mais pour qui se prenait-il? Quand la question était plutôt: dans quel monde croyait-il vivre? Ce décalage entre le monde où il croyait vivre et le monde où il vivait, ce manque de coïncidence, ce hiatus, étant bien ce qui le mettait en porte à faux avec ses semblables. On l'accepterait d'un grand artiste. Mais d'un moins que rien. C'est pourquoi l'on disait: mais pour qui se prenait-il? Il était pourtant dénué de toute ambition, en tout cas de tout ce qui pouvait habituellement être considéré comme de l'ambition, aussi que de toute volonté d'enrichissement. C'est qu'il ne comprenait pas non plus que l'on ne put aimer que les riches ou les ambitieux, que les gens ne pussent être aimé pour ce qu'ils étaient et non pour ce qu'ils apparentaient être ou ajoutaient à eux-mêmes, que tout fut encore là une question de plus value, de valeur ajoutée, plus que de valeur personnelle, qu'il n'y eut pas en fait de valeur personnelle réelle sinon dans l'esprit des rêveurs comme lui, et que la société porteuse de valeurs soit ainsi celle qui décide en lieu et place de chacun de la valeur de chacun, que personne ne put voir et aimer en l'autre ce que la société ne pouvait y voir et y aimer.

Très tôt il avait donc développé une inaptitude a vivre en société et qui relèverait, selon lui, d'une incompréhension générale, à commencer par celle des siens, de ses parents, de ses frères; puis comme cela ne pouvait que grandir avec l'âge cela s'étendra aux institutions de l'état. Un jour, alors qu'il effectuait son service militaire, un officier supérieur de l'armée française qui l'avait convoqué dans son bureau lui fit part de son plus grand désarroi. Comme il avait aimé cet officier qui fut l'unique semblable, et qui aurait pu s'attendre à cela d'un militaire de carrière, à pressentir qu'il y avait en lui quelque chose qui échapperait à tous et qui ne fut pas pour autant mauvais pour tous, pas si dépréciable pour la société, pour la société et ses valeurs. L'officier lui avait dit qu'il ne comprenait pas, mais le disant il dépassait ainsi cette contradiction, qu'il y eut en lui de la discipline mais qu'il ne se faisait pas à celle de l'armée. Il en avait eu les larmes aux yeux qu'il ait pu dire ça, qu'il ait pu comprendre ça, mais il n'avait pu s'en expliquer devant cet officier car il ne comprenait pas encore lui-même, il ne comprenait pas encore lui-même ce qui se passait entre lui et les autres. Plus tard encore et c'est dans la vie civile qu'il fut reconnu inapte et dû quitter son emploi pour une retraite plus que précipitée, c'était tout un service qu'il avait contre lui. Mais là aussi il reçu de la part de certains et non des moindres quelques confidences montrant à la fois l'impossibilité de l'aider et une volonté de le comprendre comme d'étonnement sur ce qui lui arrivait. Ils ne comprenaient pas en effet plus que lui ce qui lui arrivait car ce qui lui arrivait procédait comme il pensait se l'expliquer maintenant du décalage entre le monde où il croyait vivre et le monde où il vivait.

Ce n'était pas pourtant à proprement parler un illuminé, ce qui rendait la chose plus difficile à comprendre, pas plus qu'un révolutionnaire dans l'âme, il s'était toujours tenu très loin des autres comme de la chose politique, et c'était que plutôt il lui préférait la chose poétique ou philosophique, chose toutes deux qui n'avaient pas leur place en ce bas monde. Mais ce n'était pas non plus un philosophe qui aurait fait des études de philosophie ni un poète dont on aurait pu lire les vers, autant dire un poète ou un philosophe reconnu. On pouvait seulement ainsi en parler comme pour s'en moquer. Personne n'irait donc chercher par là la cause de son inaptitude. Certes, dans sa branche d'activité, et pour le reconnaître inapte, il avait fallu avoir recours aux psy, les psy comme les DRH (direction des ressources humaines) travaillaient pour la direction mais ne purent trouver en lui une quelconque "anormalité" ou incompétence à l'exercice de ses fonctions, et durent alors conclure que son portrait psychologique ne correspondait pas à celui exigé pour l'emploi qu'il exerçait et le mirent en inaptitude. Qui irait imaginer qu'il se fut agit d'une inaptitude plus générale, plus globale, d'une incapacité à vivre avec ses semblables, et le mot semblable lui-même lui avait toujours paru suspect parce que toujours ses semblables l'avaient rejeté: les plus intelligents plus intelligemment, mais tous sans exception. C'est qu'il n'était pas leur semblable. C'est qu'il n'était pas de leur monde. Mais il n'en avait pas non plus après leur monde, après leur société. Ce n'était simplement pas le monde, la société, qu'il voyait et dans laquelle il croyait vivre. Sans doute était-elle le fruit de trop de lectures comme de trop de solitude et d'une inaptitude à recevoir l'information générale, l'information à l'état brut, qui était l'ordre, le seul ordre qui semblait commander aux autres et à une réalité qui lui échappait autant qu'il y échappait. 

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