Entre cinq et six heures du matin, et seulement ces matins où il ne dormait pas, le bruit du vent lui rappelait le bruit qu'il faisait en mer loin des côtes quand ce n'était plus là que le bruit des voitures qu'il ne voyait pas, de leur déplacement d'air et des pneus sur l'asphalte. Etait-ce aussi le bruit des vagues, il ne savait plus. Les sons comme les odeurs, se disait-il, ont a voir avec le passé, un passé diffus comme le sont les odeurs et les sons. Ils rappellent des émotions, sont en rapport direct avec les émotions sans passer par l'intelligible ou le narratif, parce qu'il cherchait vainement à coller une histoire là-dessus mais ça ne le renvoyait qu'à une solitude comparable à la sienne ou à celle de la mer. C'était la mer qui l'avait accueilli, la seule mer qui l'eut accueilli en son sein et ça lui faisait encore froid dans le dos, car il n'y avait pas de chaleur humaine là où soufflait le vent du large. Il ne fallait pas lui parler de connexion avec la nature. C'est une immense, une incommensurable solitude que la nature. Ajouter à cela la dureté de l'homme qui prend la mer. Et c'était son père. Pas un mot. Juste le souffle du vent. Et sûrement le bruit des vagues. Mais le vent avec les embruns glaçait et fouettait son visage. Le soleil n'était pas encore sorti. C'est à peine si l'on y voyait les côtes se dessiner au loin, les côtes dont ils s'éloignaient. Plus que cette masse liquide et le ciel qui s'y noyait. Un goût de sel dans la bouche. Un picotement aux mains. Le froid qui tient éveillé. La mère, les frères, bien au chaud dormaient. Lui, c'était l'aîné. Celui que le père prenait quand il partait à la pêche. Des voitures passaient et c'étaient tous ceux qui partaient au travail à cette heure matinale. Il avait échoué en région parisienne, loin du lagon calédonien. Il y avait un bon moment qu'ils étaient sorti de la passe et c'était mieux comme ça parce qu'à marée basse ils n'auraient plus pu et il s'en était fallu de peu. Dans l'immensité bleu, d'un bleu de nuit, c'était les récifs qu'il fallait a présent éviter, mais c'était une fange blanche irisée, scintillante, et un fracas assourdissant qui les en avertissait, presque comme le bruit d'un accident survenu sur la A4 avant Porte de Bercy, avant toutes les portes de Paris et toutes les portes des bureaux. Après plus qu'à s'installer comme sur le lieu de pêche et il n'aimait pas plus pêcher que travailler, il n'avait pas l'âge d'aimer ça, et c'était pas le lui faire aimer que de l'y obliger. Puis il y avait la peur, la peur du milieu hostile, et l'absence de communication, seulement la mer qui l'accueillait et parfois l'envie de s'y jeter. La mer elle-même qui se levait, se levait comme pour vouloir l'emporter avec elle, et bien souvent il avait failli y passer par dessus bord. Le bruit du vent, des vagues comme des pneus sur l'asphalte, le père ne l'aurait même pas entendu chuter. Un homme à la mer. Personne n'aurait crier un homme à la mer. D'ailleurs il n'était qu'un enfant. Pas encore un homme. Le deviendrait-il jamais. Le vent soufflait ou bien les voitures passaient. Mais lui ne se levait pas. Mais lui ne se levait plus. Pas davantage pour aller au travail que pour aller à la pêche. Tout ça c'était du passé. Il n'avait plus à prendre la mer. Il n'avait plus non plus à prendre la route.
Mais il avait toujours de ces intuitions profondes et abyssales et insondables qui remontaient rarement à la surface parce que devant traverser les épaisses couches de son être. Il fut cependant un jour saisi par l'une d'entre elles et c'est alors qu'il se trouvait dans le métro à l'heure où ceux qui vont au travail croisent ceux qui en reviennent, et c'était aussi très tôt le matin. Et les gens qu'il voyait étaient comme la mer avant que le soleil se lève, obscurs et silencieux, on aurait dit une masse inerte mais c'était une masse mouvante et vivante mais d'une vie maritime et loin des côtes humaines comme lui l'avait été, comme lui l'était toujours, car grâce à eux se précisait à lui un monde qui était par essence le sien. Ceux-là, se disait-il, ne roulaient pas davantage sur l'or que sur l'asphalte, mais dans les bruines océanes et sur des surfaces liquides où l'on pouvait glisser et s'enfoncer. Ils n'avaient pas non plus leur place dans les bureaux sinon à l'heure où tout le monde dormait. Quand il revenait de la pêche la mère et les frères se levaient et lui allait se coucher. Et il savait en les voyant, parce qu'en les voyant il se voyait enfant, qu'ils allaient eux aussi se coucher. Et comme lui avant ils iraient sans manger, n'en trouvant ni l'envie ni la force, se coucher. Oui, direct au lit. Et c'est comme ça qu'il commença à prendre le jour pour la nuit. A devenir un zombie. Et c'était bien un peuple de zombies qu'il croyait voir, qu'il serait le seul à voir, signe aussi qu'il en ferait parti, que c'était son peuple à lui. Certes, très peu avait sa couleur de peau. Mais c'était pareil en Nouvelle Calédonie. Très peu avait sa couleur de peau. Et c'était avec eux qu'il avait vécu. Et c'était avec eux qu'il continuait à vivre bien qu'il ne les voyait plus. Ils étaient entrés en lui comme la mer était entrée en lui. La mer que comme eux il ne voyait plus. Mais il lui suffisait entre cinq et six heures du matin d'entendre le bruit du vent à moins que ce ne soit le bruit des pneus sur l'asphalte pour entendre le bruit de la mer et pour que cela réveille en lui tout un peuple obscur et silencieux qu'il avait eu et aurait jamais pour toute compagnie. Comme eux il ne sortirait pas de l'ombre.
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