mardi 15 octobre 2024

La malade


On finirait par leur enlever leur malade. Non, il ne laisserait personne leur enlever leur malade. Pas même l'hôpital. La mort sans doute viendrait leur enlever. Mais que la mort vienne la chercher à domicile. Avant de tomber malade s'avait été la plus jolie et la plus gentille des femmes, ce qui avait eu pour avantage qu'elle ne fut jamais seule, de réunir autour d'elle des personnes à son image: agréables à voir et avec qui il était aussi agréable de vivre. Maintenant qu'elle était malade elle continuait à rassembler autour d'elle des personnes qui ne pouvaient que l'aimer et succomber à son charme passé mais qu'ils savaient retrouver chez la malade, car la dernière chose que l'on perdrait serait sa personnalité et sa personnalité n'était pas non plus dénuée de charme. Le monde continuait à tourner autour d'elle, elle continuait a être le centre du monde et de leurs préoccupations, elle continuait à remplir la maisonnée de bruit et d'agitation, de vie, et bien que malade animait son monde où c'est le monde qui s'animait par sa seule et simple présence. Cela lui faisait aller jusqu'à dire comme le bon roi Saint Louis disait qu'il fallait que chaque foyer put manger sa poule au pot, qu'il fallait que chaque foyer ait son malade à domicile plutôt que de l'expédier en maison de retraite et autre foyer qui ne fut pas le sien, parce que malade ne veut pas dire mort, parce que le malade à sa façon remplit de vie et de personnes occupés à animer la vie comme on anime un foyer mourant. C'était en Occident mais les Orientaux avaient fait leur arrivée comme ils le font dans beaucoup de demeures bourgeoises dont un membre souvent âgé serait affecté par un mal incurable et durable. Ils avaient un soin à la personne qu'on pourrait leur envier et savaient donner aux personnes âgés et malades l'importance et l'attention qu'on ne leur portait plus. On s'en détournait croyant ne plus rien y trouver que mort et désolation, quand c'était pour eux une dernière richesse parce qu'ils voyaient une richesse dans la relation humaine et savaient la souffrance ne rendre la personne que plus humaine.

Ce matin il lui avait parlé. Atteinte d'Alzheimer il y avait longtemps qu'elle ne parlait plus. Quelques mots seulement ou des grommèlements. Mais la langue qui vient à la naissance est comme le lait de la mère, la langue maternelle, il le savait, que jusqu'à nos dernières heures elle nous parlerait, fut-elle devenue pour nous inintelligible, qu'elle nourrirait et réconforterait encore comme le lait maternelle, et ces mots à lui la calmait, la rassurait. Il leur disait à eux les orientaux qu'il fallait lui parler. Et les orientaux lui parlaient dans leur langue maternelle. Et elle, elle écoutait, et parfois disait un mot, un mot nouveau, et eux riaient, et elle riait avec eux. Sans doute que les mots de sa langue lui étaient devenus aussi incompréhensibles que les mots de leur langue mais aussi bons a entendre, c'étaient des sons humains, les sons d'une humanité qui avait soin de l'humain. Bien qu'âgée c'était un bébé et ces beaux yeux qui mouraient semblaient comme s'ouvrir au monde, toute ébahie, toute étonnée, et presque s'en émerveiller, et avec elle toute l'innocence du monde rejaillissait et les orientaux insouciants et gais riaient, mais aussi voyaient en elle ce que lui ne savait plus voir: son caractère, sa personnalité (la dernière chose que l'on perdrait) qui les amusait, qui les charmait comme elle l'avait amusé et charmé à lui quand ils s'étaient aimés. Pas de pitié non plus. Ils l'engueulaient. A son tour elle se fâchait. Et c'était ce qu'il n'aurait plus oser lui, que ce retour à leurs anciennes fâcheries dû à sa forte tête à elle, mais ça faisait pourtant du bien. Les orientaux aimaient le spectacle et elle, elle continuait à en donner du spectacle, si la vie était une comédie alors elle voulait encore en être et jouait, jouait la comédie, si bien qu'on aurait pu penser que c'était la malade imaginaire, mais non c'était seulement une malade qui voulait continuer à jouer son rôle, le rôle qu'il pouvait encore être imparti à une malade de jouer dans la comédie humaine (à moins que ce ne soit une tragédie sa vie tant la tragédie est la vie du beau). Et pour l'apprécier il suffisait de considérer non pas la malade comme déjà morte mais encore vivante, alors en la jouant elle leur montrait combien elle était encore belle et vivante.

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