En prenant l'avenue du Rocher qui était ce qu'il faisait à chaque fois qu'accompagné de son caddie il se rendait à Auchan faire ses courses il penserait à développer cette idée de la société comme fabrique des hommes, parce que s'il était convenu que l'homme était un produit de la société on ne s'interrogeait pas assez selon lui –– sans doute trop occupé de produit national brut et autres affaires d'état concourant toutes à sa puissance comme à son rayonnement –– sur l'homme qui en sortait de cette fabrique comme si cet homme n'était pas à l'origine de ses fondations mêmes et qu'il n'y avait pas le risque qu'elles s'effondrent sur lui parce que plus assez portées par lui. En deux mots on semblait s'en foutre de lui l'homme et de ce qu'il pensait d'elle la société, et que tout ne soit pas fait d'un commun accord entre lui et elle, et par conséquent au détriment de l'homme. C'était en effet non seulement son opinion personnelle mais une opinion qu'il semblait partager avec beaucoup de gens de son époque.
L'avenue du Rocher il l'avait choisie –– il aurait aussi bien pu prendre un autre itinéraire, ne disait-on pas que toutes les routes mènent à Rome, alors pourquoi pas à Auchan –– d'abord pour son nom, car, bien que l'on eut beaucoup construit ces derniers temps à Saint Maur, son nom de rocher lui donnait toujours à ses yeux un caractère champêtre. Il avait été cet enfant dont les parents avaient négligé le parcours (ce n'était pas le sien un parcours choisi mais subi) et lui avaient ensuite reproché d'être ce qu'il était devenu, oubliant par là que c'était en partie sinon en tout ce qu'ils avaient fait de lui. L'Etat serait-il aussi trop occupé pour s'occuper de ses enfants et plutôt que de se reconnaître en eux, en les désavouant se désavouait lui-même, car s'il est fabrique des hommes ne devrait-il pas se préoccuper d'abord de ce qu'il fabrique. Vois-tu Etat ce que tu es en train de fabriquer? mais il ne faisait que marcher et aucun son ne sortait de sa bouche. L'avenue du rocher passait par un parc, et il savait alors qu'il était à mi-chemin, mais surtout c'était l'endroit où il aimait le plus se trouver, et son moment préféré de la journée bien qu'il ne s'y arrêtât jamais, parce que c'était l'endroit dont on prenait le plus soin.
Il avait connu la nature sauvage et toute sa vie lui semblait avoir été livré à la nature sauvage. Et si cela encore s'arrêtait à lui mais il lui semblait que l'homme était de plus en plus livré à lui-même, c'est-à-dire à sa nature sauvage, et c'est pourquoi il aimait tant ce parc ou débouchait l'avenue du rocher, ce parc qui semblait comme son aboutissement, où le rocher lui-même serait aboli, mais il pensait plutôt au polissage, à l'usinage, à l'Etat comme fabrique humaine, comme participant à l'élaboration d'un produit raffiné, on s'éloigne donc du produit national brut. Il y voyait pour l'homme des attentions touchantes, des considérations individuelles qui s'opposeraient à une politique de masse. C'était peut-être cette attention qu'avait reçu chaque rocher du parc car c'était là et seulement là où on pouvait en voir et dans une disposition qui plaisait à l'œil et les rendait singulier. On aurait dit que dans ce parc on avait aussi pris soin de chaque arbre et sous chaque arbre il avait vu des enfants jouer aussi que des hommes et des femmes y prendre un peu de repos. Il ne voyait pas la forêt mais l'arbre, et dans la forêt même il n'aimait voir que des arbres et chacun individuellement, dans son épanouissement personnel. Quelque chose encore en lui criait: fini les généralités, fini le peuple, fini la bourgeoisie, fini les blancs, fini les noirs, il n'y a que des hommes, fini les hommes, il n'y a qu'un homme, un homme à chaque fois, comme il n'y a qu'un arbre à chaque fois et qui ne cache pas la forêt, et que ce ne soit pas la forêt qui cache l'arbre, et que ce ne soit pas les hommes qui cache l'homme et fassent médire après lui.
Il avait dépassé le parc et tandis que se poursuivait l'avenue du Rocher peu fréquentée par les piétons mais peuplée de voitures en circulation aussi que stationnées sur les bas côtés il ne manquait pas de penser que la réhabilitation de l'homme passait par la reconquête du territoire, de son territoire, de l'espace qu'il avait délibérément abandonné non pas aux petits malfrats de banlieue sur qui se focalisait trop selon lui l'attention et le mépris de tous mais à la machine, que ce soit la voiture, le portable (car les seules personnes qu'il croisait étaient rendues indisponibles, indisponibilité de l'homme vis à vis de l'homme, accaparées comme elles l'étaient par leurs portables) la télé aussi qui était entrée dans tous les foyers et qui ne serait plus que la seule voix a avoir autorité sur tous. Souvent dans le sien de foyer parental il avait fallu se taire à l'heure des actualités. Du coup il détestait les actualités, qui n'étaient d'ailleurs plus à ses yeux qu'un dégueulis de faits divers qui empuantissait l'atmosphère de la terre entière. Agent de transmission du pire virus qui soit, celui des haines aussi que des rivalités entre puissances antagonistes, et qui par elles passait des plus grands aux plus petits des hommes, des plus forts aux plus faibles. Dans l'avenue du Rocher personne n'avait jamais échangé la moindre parole avec lui. C'était à une humanité mal entendante et mal voyante qu'auraient droit tous ceux qui comme lui choisiraient d'utiliser plutôt que la voiture leurs jambes comme moyen de locomotion.
Plus qu'une avenue à traverser pour arriver à Auchan, mais il avait oublié avant de dire où elle se terminerait pour lui l'avenue du Rocher de dire où elle avait commencée, et c'était à la place des Tilleuls avec ses grandes bâtisses d'un autre âge, celui de son enfance alors qu'il se rendait lui-même à l'école, non pas avec son caddie mais avec son cartable. Souvent il y croisait des enfants et il aimait leur insouciance ainsi que leur gaité, aussi qu'ils soient garçons et filles mélangés quand avec ces questions d'harcèlement (dont on nous rabattaient les oreilles à la télé) on aurait dit que la société voulait (et il aurait aimer se tromper) organiser entre hommes et femmes une bataille rangée ou la formation de camps retranchés. La société aurait-elle voulu engager un combat à mort contre l'homme qu'elle n'aurait pas mieux fait car séparer l'homme de la femme c'était ni plus ni moins que vouloir sa mort, oui voulait-elle la société diviser pour mieux régner? Il y avait bien aussi sur le fronton de l'école de la place des Tilleuls des écrits d'un autre temps mais plus personne ne devait lever la tête de son portable pour les lire. Puis il portait son regard sur les petites villas qui bordaient l'avenue du Rocher et qui cèderaient la place à l'approche du supermarché à des immeubles, elles contribuaient aussi à son charme. Ce qu'il aimait c'était leur diversité, il aurait aussi dit leur personnalité, ce n'était pas en propriétaire qu'il les regardait, il n'évaluait pas leur valeur marchande, pour lui on n'était que locataire sur terre, mais il imaginait à partir de ce qu'il voyait qui pouvait bien les habiter, et il lui arrivait de pouvoir comparer ce que son imagination lui avait fait paraître et ceux des propriétaires qu'il avait la chance d'apercevoir. Cela le confirmait dans sa défiance vis à vis des généralités: on ne pouvait pas dire d'un tel plus que de tel autre qu'il avait une gueule de propriétaire, là non plus il ne fallait pas tomber dans le délit de faciès s'il s'avérait que, entraîné dans je ne sais quelle révolution, au lieu de s'en prendre à ceux qui n'avaient rien on s'en prenait subitement à ceux qui avaient des biens. L'avenue du rocher qui trouvait à la fois sa fin et son prolongement dans la rue Camille Desmoulins signifiait aussi pour lui l'apparition des immeubles et bientôt de Auchan, de la société de masse et de la consommation de masse.
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