Je me fais l'effet d'un patron un brin paternaliste de début du siècle passé ou encore de l'autre qui lui a précédé, c'est-à-dire de ces patrons dont la réputation n'est plus à faire et que l'on peut encore retrouver dans les meilleurs livres que l'on puisse lire, écrits par les meilleurs plumes qui aient jamais écrites, mais appartenant tous au réalisme social ou à cet autre courant que l'on a appelé en littérature le naturalisme. Je n'ai donc qu'une vague et lointaine connaissance de ce que je suis, aussi qu'un vague sentiment de l'être que je dois autant à ce que j'ai lu qu'à ce que j'ai vécu et j'aurais aussi bien mal lu que mal vécu. L'auxiliaire de vie parle à ma femme, et je l'entends, de cette promesse que je leur ai faite à tous de les conduire en voiture en Normandie qui n'est pas si loin de Paris, qui s'en est même rapproché depuis grâce à la puissance de nos moteurs et à la qualité de nos routes (voilà aussi que je me mets à parler comme un patron). C'est la même joie cependant que l'on pouvait lire sur leurs visages, quand je leur ai dit que je les y amènerais, que celle qu'on aurait pu voir il y a des siècles, toujours d'après mes lectures, sur le visage de ceux à qui l'on aurait promis de voir la mer; et l'auxiliaire de vie est en train de chanter maintenant depuis le balcon où elle a sorti ma femme pour qu'elle prenne un peu le soleil, aussi que pour fumer et prendre le café, ces deux drogues qui l'aident à tenir la journée. Celui que j'ai appelé le majordome, sans doute parce que dans mon esprit cela fait référence à une époque révolue, mais pas si révolue que cela au demeurant, puisqu'on tenterait à notre façon de la faire revivre par une relation feinte et il est vrai un peu moqueuse que l'on entretiendrait entre nous, mais c'est aussi toute son humanité désuète qu'on retrouverait. Aucun d'entre nous cependant, il faudrait le reconnaître, n'aurait les épaules suffisamment larges et solides pour être à la hauteur de sa charge: mon majordome n'ayant pas reçu la formation d'un majordome et ne l'étant pas à titre officieux mais gracieux, quant à l'auxiliaire de vie, de qui on ne saurait dire si elle est de bonne ou de mauvaise vie, elle commande plus qu'elle n'obéit, et je ne pourrais parler de moi comme patron que si les patrons avaient davantage l'habitude d'obéir que de commander à "leur petit personnel" et que si ma fonction ne venait pas de la défection de ma femme, autrement dit si je n'occupais pas la place qui lui revenait de droit, car c'était elle et non moi qui avait toujours eu des employés à son service, et c'est d'ailleurs au sien et non au mien qu'ils étaient. Il n'y a d'ailleurs qu'en abondant dans leur sens que je pouvais me prévaloir d'une quelconque autorité sur eux, et ces fêtes de la Toussaint qui s'annonçaient, s'annonçaient en cela pour moi comme une fête patronale car je pouvais en attendre quelque reconnaissance de la part dudit "petit personnel" et pour ma femme un traitement de choix, aussi je me réjouissais d'entendre l'auxiliaire de vie lui parler sur un ton vif et enjoué de notre projet de voyage, le lui dépeignant sous les couleurs telles qu'à elle seule il pouvait lui apparaître. Bien sûr, ma femme n'était pas dans un état qui lui permettrait d'en tirer un tel profit, mais je trouvais le bonheur contagieux.
Le plus risible dans tout ça, et c'était aussi l'effet que cela me faisait, c'est que jamais gueux ne fut invité à une fête, or nous ferions bien figure de gueux ou de lumpenprolétariat en commençant par moi le premier qui ignorait tout des bonnes manières (comme de ne jamais commencer par soi ou de ne jamais parler de soi), un déclassé social ne travaillant pas depuis belle lurette et ayant connu non pas des temps meilleurs mais le chômage, aussi que son majordome sans papiers et de confession musulmane, quant à l'auxiliaire de vie il n'y avait pas profession plus mal payée et si peu reconnue. Or ils allaient rouler carrosse (c'est une grosse voiture qu'il me faudrait louer pour promener tout ce joli petit monde y compris la chaise roulante sans laquelle ma femme ne pouvait plus se déplacer), c'est qu'allaient les recevoir des lieux prestigieux tels que Deauville, Honfleur et d'autres de cette Normandie que mon irrévérence religieuse au lieu de placer sous l'autorité de tous les saints comme il se devrait en ce Week end à venir de la Toussaint me renvoyait plutôt à Proust et à Maupassant comme à un vernis de culture dont je leur passerais bien une couche, histoire de faire reluire notre séjour en ces lieux. Maudit soit-on et nous l'étions, mais, de maudit soit-il à bénit soit-il, il n'y aurait finalement pas tant qu'on pourrait se l'imaginer, c'est aussi que notre imagination, et la mienne en l'occurrence, était quelque peu différente de celle du commun des mortels, mortels desquels notre différence pouvait être ressenti encore aujourd'hui comme un blasphème et de l'outrance, pour ne pas dire de l'outrecuidance. Il y avait cependant assez de simplicité liante en l'auxiliaire de vie pour qu'au restaurant ou bien à l'hôtel la conversation aille bon train avec qui serait ou ne serait pas désireux de l'établir comme de l'entretenir avec nous autres parias de la société, je pouvais lui faire confiance. Quant au majordome, c'était autre chose, il avait une idée de lui-même qui n'était pas lui-même, ce qui le rendait fort sensible à l'offense, mais quelque reste d'un prestige qu'on ne savait à quoi il tenait sinon à une attitude hiératique et noble, et bien que l'on n'en connu pas la souche ni fait l'arbre généalogique, le préservait encore, et je dis encore qu'en je devrais dire malgré l'âge qui est la seule véritable offense ou outrage qu'on put lui faire, car au temps qui peut s'en prendre comme lui pouvait s'en prendre à n'importe qui; au majordome les femmes pourraient répondre favorablement, ne serait-ce qu'esquisser un sourire à son encontre qui était pour lui ce que serait pour un chrétien du pain béni, oui le sourire d'une femme était pour mon majordome du pain béni et j'avais du plaisir à le voir, aussi que les œillades de ma femme, car il avait su faire naître entre eux deux une grande complicité alors qu'elle ne communiquait presque plus avec moi, et ce dont en temps normal j'aurais pu être jaloux et prendre ombrage me confondait de reconnaissance envers celui que j'affublais du nom de majordome. Quant à moi inutile de continuer à se poser la question: pour qui se prend t-il celui-là? C'était tout répondu: pour un petit patron un brin paternaliste qui allait rouler carrosse, bien que ce ne fut qu'un carrosse de louage et pour le temps de ce louage, car tout serait d'emprunt y compris le rôle de chacun.
CITATION
"Non, M. Soubeyrou, je ne vous suivrai pas à ce puits là-bas: je ne tournerai pas la manivelle, je ne ferai pas venir le seau, je ne me livrerai pas au travail honnête des jardins. Je suis corrompu, malsain, que voulez-vous! Mais je ne veux pas tirer l'eau!" L'enfant de Jules Vallès.
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