Quand on est sociologue on considère la société des hommes, c’est encore ce que l’on considère quand on est historien, davantage l’histoire de la société des hommes que l’histoire des hommes ; des hommes qui donc pour l’une comme pour l’autre de ces disciplines n’auraient pas d’existence en dehors de la société. Par contre, ce à quoi les dites sciences de l'homme donnent existence c’est aux déterminismes et à l’idée de progrès, que les premiers soient relatifs ou absolus et que la dernière soit ou pas linéaire. A cette échelle l’homme est trop petit et noyé dans la masse pour qu’on puisse le voir autrement que l’on peut voir une colonie de fourmis, c’est ainsi que la réalité humaine nous apparaît et qu’on la comprend dans son existence. Il y aurait une volonté d’ensemble plus que des volontés individuelles. Il y aurait des projets de société plus que des projets personnels. On voit bien que tout est une question d’échelle et qu’il suffirait de quitter cette échelle pour voir les choses différemment, c’est-à-dire comme tout un chacun les voit quand il n’est pas historien ou sociologue.
A mon retour de Nouvelle Calédonie et alors que je n’étais encore qu’un adolescent je fus prié de faire un exposé sur ce qui n’était alors pour la France qu’un Territoire d’Outre-mer. Je parlais du boom du nickel comme d’une ruée vers l’or. Mais toute l’imagerie qui s’attache à cette ruée vers l’or et que je stimulais en l’esprit de mon auditoire par ces mots que j’avais empruntés à des ouvrages de référence ne rendait en rien mon vécu sur le Caillou. Je n’avais vu personne se ruer sur le précieux minerai et encore moins vu quelqu’un brutalement s’enrichir au cours des six années que j’y avais passé, ce qui lui laissait quand même largement le temps si l’on considère les longues journées des routiers et autres conducteurs d’engins. Seulement l’incessant va et vient des camions et des bulldozers sur les hauteurs du lagon où se déversait le précieux minerai rougissant ses eaux comme s’il s’agissait là d’un sacrifice humain. Il tombait bien de temps en temps un camion ou un bulldozer mais c’était surtout une terre que l’on sacrifiait au nom du profit. Mais ce profit encore n’aurait pu le voir qu’un économiste au regard des statistiques ou d’une courbe avec, comme on apprenait à les faire au lycée Lapérouse, si je ne m’abuse, son abscisse et son ordonnée. Je ne voyais quant à moi que des hommes habitants des baraquements avec une marmaille de gosses livrés à eux-mêmes et courant après des chiens et des poules, parfois aussi il y avait, objet insolite, un gros camion dans la basse-cour où s’affairait un homme qui devait le réparer après l’avoir sur les pistes et pendant des heures maltraité.
Mais qu’est ce que le témoignage d’un quidam et quelle ne fut pas ma joie de trouver mes dires corroborés par le grand Czeslaw Milosz rendant compte de ses Visions de la baie de San Francisco, quand je pense que j'aurais pu appeler les miennes Visions de la baie de Kouaoua. Quel étonnant et saisissant retour à l’homme que le sien. Voilà ce qu’il dit de la Calédonie, pardon, de la Californie : « Chaque projet concernant les sociétés humaines comporte, peut-être, une part de sacrifice en faveur de ceux qui vivront après nous. Le triomphe de la Californie, cependant, a été le résultat de gros appétits, de l’arrogance manifeste du moi, proclamant sans vergogne ne vouloir se soucier que de ce qui lui appartient ; […] Peut-on appeler projet […] le destin évident qui poussa les Américains à marcher vers l’ouest, jusqu’aux côtes du Pacifique ? Mais ils étaient en marche avant que l’on ait trouvé ce slogan, fascinés par la nature vierge, ses promesses, ses possibilités infinies ; […] Mais le pluriel même est ici trompeur ; chacun d’eux était isolé, chacun jouait son propre jeu […] tout le Far West, y compris la Californie, étaient donc la conséquence, le fruit, la sanction, d’un élan spontané, et non la réalisation d’une intention. Personne non plus n’a imposé l’extermination des Indiens comme la plus haute, la plus noble des tâches, des missions. C’est la passion qui l’imposa, la répugnance des hommes à la peau et aux cheveux clairs envers… »
Voilà ce que j’aurais dû dire à la classe d’histoire –géographie de mon vécu au milieu de la brousse comme des Kanak ou des Blancs de Nouméa ; isolé, singulier et pas pluriel, défendant sa peau plus que la couleur de sa peau, et seul comme un homme est seul face à l’adversité quelque soit l’adversaire que l’on choisit rarement et pas plus qu’il nous choisit. Mais plutôt que de rendre cette expérience à mon échelle qui est l’échelle humaine et par l’intercession des livres j’entrais dans la fiction des chiffres et des données écrites qui rendent compte d’une existence sociale et historique avec ses déterminismes et son idée de progrès, et ramènent à l’ordre et à la raison une existence absurde et chaotique. Il n’est pas criminel de vivre. On ne prémédite pas sa vie comme l’on prémédite un crime, tandis que l’histoire est pleine de bonnes ou de mauvaises intentions, quand c’est à peine si l’homme médite et l’on devrait dire plutôt post-médite, c’est-à-dire après et sur ce qu’il a vécu fait de l’histoire ou de la sociologie de bas étage et c’est pourquoi j’eus recours à la version et à la vérité officielle. Elle n’est ni pire ni meilleure, elle est différente et reconnue tandis que l’existence de l’homme, d’un homme …
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