Vous savez ce qui m’empêche de vivre comme un riche ? Ce qui m’empêche de vivre comme un riche c’est qu’il y a trop de pauvres. Comme je refuse la pauvreté je refuse de vivre comme un riche, car les riches qui vivent comme des riches ont accepté la pauvreté. Au pire par pur et simple égoïsme, au mieux comme on accepte une catastrophe naturelle, mais la pauvreté n’est pas un phénomène naturel, c’est un phénomène de société. L’on pourrait allé jusqu’à dire qu’avec la richesse prospère la pauvreté, car on ne peut pas plus parler de richesse que de pauvreté des indiens d’Amérique ou des aborigènes d’Australie avant l’arrivée des Blancs ; quand actuellement, c’est-à-dire depuis, et à quelques exceptions près, ils constituent effectivement la part la plus pauvre de la population américaine ou australienne, cela est donc bien le fait de la société américaine ou australienne et non pas de la nature américaine ou australienne dont les rendements de productivité ont dû considérablement augmentés depuis, et au lieu de s’en trouver plus riches ces populations s’en trouvent plus pauvres. Une fois établie la pauvreté et la richesse, c’est-à-dire une fois la fracture sociale consommée, on parle de la réduire comme l’on réduit une fracture, mais il faut reconnaître que le mal est fait et, pire que cela, que toute la société c’est construit sur ce mal. Il lui serait plus honnête par conséquent d’avouer qu’elle en vit de ce mal et qu’elle ne voudrait pas prendre le risque en le réduisant d’en vivre moins bien. C’est ce qu’elle prétend pourtant quand elle prétend à l’égalité.
Mais revenons à ce qui m’empêche de vivre comme un riche, parce qu’il ne s’agit pas de moi mais des riches. On ne les croit que trop indifférents, sans mauvaise conscience, quand là où vivent les riches les riches ne veulent pas de pauvres. Imaginez qu’à leur table s’assoit un pauvre : il pourrait leur couper l’appétit. Non seulement il faut qu’ils l’éloignent de leur table mais qu’ils l’éloignent de leur esprit. C’est pourquoi ils se font une raison plus qu’une joie de penser en fataliste : il y aura toujours des pauvres. Et puis s’ils sont pauvres c’est bien de leur faute. Cet argument est de loin le plus valable pour tout celui qui a fait sa fortune à « la sueur de son front ». De même, et l’on comprend de mieux en mieux (si l’on en considère le caractère fallacieux) qu’il n’est pas si simple de s’assumer comme riche ; ils doivent aussi écarter tout argument contraire, style ce fossé dont on parle tant et qu’ils contribuent à creuser au fur et à mesure qu’ils s’enrichissent, entre eux et les pauvres. Donc, d’abord hors de ma vue, et ensuite ou simultanément hors de ma pensée, parce qu’une fois pour toute leur raison a décidé soit que le problème était insoluble (il y aura toujours des pauvres et des riches), soit n’était pas de leur fait : ils sont des créateurs de richesses et non pas des créateurs de pauvreté. On a vu pourtant que l’on ne peut pas parler comme on en parle aujourd’hui de pauvres ou de riches dans les sociétés primitives. Quand on peut parler de l’une c’est donc que l’on peut aussi parler de l’autre, que l’existence de l’une est liée à l’existence de l’autre, qu’il faudrait renoncer aux richesses pour qu’il n’y ait plus de pauvreté, en un mot à l’inégalité au nom de l’égalité.
Autant dire que nous sommes tous des dames patronnesses. Nous voulons bien donner un peu de sorte à rendre supportable l’insupportable, c’est-à-dire encore, pour que les pauvres supportent sans broncher leur pauvreté mais aussi et surtout pour que les riches vivent bien leurs richesses. On serait une société inégalitaire, certes, mais qui tend à l’égalité, même si les faits ne semble pas confirmer l’intention. Et comment pourrait-il en être autrement ? Comment pourrait-elle être égalitaire si elle est fondée sur le mal originel, et que c’est à partir de lui et grâce à lui qu’elle a prospérée et prospère ? Cela à un écho certain avec la croyance au péché, qui ferait également dire : comment ne pourrions nous pas ne faire que prospérer dans le péché s’il est à l’origine de notre existence ? Mais disant cela on oublie ce qui a été précédemment dit sur les peuples d’origines, car cette société n’a pas toujours été la nôtre, et quand bien même elle aurait toujours été la nôtre il n’empêche qu’il ne faudrait pas confondre société de l’homme et nature de l’homme. Le retour à l’homme serait alors la prise en considération de la nature de l’homme plus que de la société de l’homme qui tend à l’oublier.
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