L’illusion radicale qui nous habite est que chacun croit et espère que l’autre va venir le chercher ou le trouver dans son monde. Elle se fonde sur le fait que nous pensons par ailleurs tous vivre dans le même monde. Je dis par ailleurs parce que l’on dit aussi bien : il vit dans son monde. Mais il y a une existence commune et cette existence commune nous la menons croyons nous dans un monde qui nous est commun à tous qui est celui que nous révèle nos sens et non pas ce monde imaginaire où les plus rêveurs d’entres nous trouveraient cependant un asile plus sûr. Dans ce monde que nous appellerons donc le monde réel les gens se rencontrent bien, mais là où ils ne se rencontrent jamais c’est dans le monde où chacun vit. Ce monde qui nous comprend plus parfaitement dans les deux sens du terme et auquel nous n’échappons jamais complètement même quand nous sommes (dirons-nous) dans le monde de l’existence commune. Nous ne pouvons en effet pas plus échapper à nous-même que lui échapper et être par conséquent ni tout à fait dans l’un ni tout à fait dans l’autre. Si nous étions tout à fait dans ce monde de l’existence commune nous n’aurions pas d’existence personnelle ; ce qui revient à dire que nous ne l’habiterions pas comme nous l’habitons tous et cela sans exception. Mais nous habitons d’abord en nous-même et cela aussi sans exception. Nous habitons donc en nous-même, dans ce monde de l’existence personnelle, et dans le monde de l’existence commune. Nous voyons bien maintenant qu’il n’y a que dans ce dernier que l’autre peut venir nous chercher ou nous trouver. Or ce n’est pas dans celui-là que nous l’attendons, où nous avons l’illusion qu’il viendra nous chercher ou nous trouver. C’est cette confusion des deux mondes qui entretient en nous cette illusion radicale et qui fera écrire à Simone Weil dans son essai sur La personne et le sacré : « Il y a depuis la petite enfance jusqu’à la tombe, au fond du cœur de tout être humain, quelque chose qui, malgré toute l’expérience des crimes commis, soufferts et observés, s’attend invinciblement à ce qu’on lui fasse du bien et non du mal. C’est cela avant toute chose qui est sacré en tout être humain. » Il est à craindre que cela n’est rien de sacré mais soit le fait que nous les confondons tous les deux. Il est bien un monde où l’on vient nous chercher et nous trouver pour, et de là la grande désillusion de Simone Weil, nous faire du mal plus que du bien, et c’est celui de l’existence commune. Mais il en est bien un autre aussi, et à en croire les stoïciens dans celui-là on ne peut pas nous atteindre (pas plus pour notre bien que pour notre mal), qui est celui de notre existence personnelle.
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