Ils occupent les lieux comme une armée occupe les lieux mais c’est une armée bienfaisante, une armée d’ouvriers. Ils portent des casques bleus, blancs, rouges, et jaunes comme leurs gilets ; sont chaussés de grandes bottes ou de gros souliers et ont tous ce que nous avions enfants en jouet d’engins mécaniques qui attisent encore notre curiosité et c’est presque si on les envierait de jouer avec, si l’on ne se reprenait à penser qu’ils ne jouent pas, qu’ils travaillent, que ce ne sont pas des enfants mais des ouvriers. Avec ils creusent de belles tranchées bien nettes et bien profondes où des hommes armés d’outils disparaissent et s’affairent. Il y a des barrières qui en protègent l’accès et des routes ont été fermées à la circulation. Leurs déplacements sont lents mais assurés. Rien ne semble pouvoir les déranger. Ils sont occupés. Ont-ils aussi l’impression de faire quelque chose de grand, de concret, d’utile pour la ville. Ce n’est pas ainsi dont on parle communément de la conscience ouvrière. Mais à les voir on ne peut douter davantage que cette conscience là aussi ne leur soit pas étrangère, et peut-être d’ailleurs est-elle la seule qu’ils aient : de bien faire. Il y a ce qu’ils ont déterré comme un trésor de guerre rouillé : de vieilles canalisations de gaz qu’ils ont remplacées sur-le-champ. On s’est habitué à eux, à leur présence. Elle n’est pas hostile et bientôt familière, tandis qu’ils continuent leur percée à travers la ville. Il n’y a pas en effet citoyen plus poli, plus discret, et si prêt à renseigner sur ce qu’il fait. Le troufion de base aurait beaucoup à apprendre d’eux. C’est pourtant parfois à peine s’ils savent parler français. On dit qu’on a des préjugés vis-à-vis de l’ouvrier et bien là c’est parce qu’ils sont ouvriers que les préjugés tombent. Je ne voudrais pas faire de la politique parce qu’ils n’en font certainement pas, ce qui serait alors faire de la politique sur leur dos. Il est bien connu que les soldats ne font pas de politique bien qu’ils puissent servir toute politique, mais ce n’est pas leur affaire et ce n’est pas la mienne non plus. Mais si la fraternité n’est pas un vain mot c’est bien là qu’on semble pouvoir la trouver. Une fraternité silencieuse cependant et aussi un courage qui ne dit pas son nom, qui s’ignore sans doute, et qui est physique car il n’y en a pas d’autre, et on le voit à l’œuvre. Ils ne jouent pas. Ils ne surjouent pas non plus. Ils font leur boulot et puis c’est marre. Qu’il y en ait qui s’arrête et qui regarde cela ne les empêche pas d’être à leur travail. Il y a une discipline militaire sans salut militaire. Il n’y a pour eux d’autre salut que le travail et cela aussi sans doute ils le savent sans le savoir. Et pour tout ouvrier mort sur un chantier il faudrait une médaille et une plaque commémorative comme pour tout soldat mort sur le champ de bataille.
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