Souvent il avait vu cette association entre peinture et
poésie comme dans cette anthologie de René Char, comme si cela eut été
nécessaire de soutenir un texte par l’image ou vis versa, comme s’il se fut
agit de la télévision ou de les « télévisionner ». Voilà qu’il
employait un néologisme. Exécrable volonté de les ramener à cette dimension
audio-visuelle, de les rabattre à notre niveau, à celui de qui demande à voir
et à entendre. Quand il se sentait plutôt lui en présence de deux mondes
inexprimables ou qui chercheraient chacun de son côté à exprimer
l’inexprimable, mais tout aussi inapte l’un que l’autre à la vie. Et il lui
semblait que c’était une double cruauté qu’on leur faisait de les mettre
ensemble, et qui se fondait sur l’ignorance de leur état respectif. Imaginez un
sourd-muet et un aveugle. Croyez-vous qu’à celui qui n’arrive pas à voir le
sourd-muet puisse lui montrer la route ? Croyez-vous que l’aveugle puisse
pincer le sourd-muet comme pour lui dire : écoute ce qu’on te dit, ou
répond, et que le sourd-muet va se mettre à entendre et à parler ? C’est
que la peinture nous demande à voir l’invisible. C’est que le poème nous
demande à entendre ce qui ne peut être dit. Mais ce que vous voyez. Mais ce que
vous entendez. C’est un leurre. Ni ils le voient. Ni ils l’entendent. Ils
voient et ils entendent autre chose. Comme un au-delà de tout ce qui se voit et
qui s’entend. Comme un au-delà de toute beauté. N’est-ce pas là toute la beauté
de l’art et qui en rend si difficile l’approche. Il faut être initié ou il faut
avoir souffert. C’est ce deuxième élément qu’on oublie trop souvent. On entoure
l’art d’experts, de techniciens, mais ce ne sont pas ses meilleurs amants.
Serait-ce allé trop loin que de dire qu’il faille être soi-même inapte à la
vie ? Quand il parlait de la vie il pensait aussi à la beauté, à cette
beauté qui n’est pas étrangère à la vie, qu’il voyait dans la nature et qu’il
voyait chez la femme, car il était un homme qui aimait les femmes et la nature,
mais il voyait bien aussi qu’il s’agissait d’une toute autre beauté que celle
que renfermait ce livre, moins apparente et accessible au commun des mortels
dont il se sentait cependant exclu, comme par une étrange inaptitude à vivre
qu’il ne saurait s’expliquer à lui-même, comme qu’elle le rendait sensible à
une autre beauté qui était celle de l’art, de la poésie, de la peinture.
Il avait compté parmi ces amis… Non, quelque chose
manquerait à la compréhension de ce qu’il voulait dire si auparavant il ne
disait encore qu’il est une autre association dont il faut se méfier :
c’est celle de la beauté et du bonheur. On s’imagine heureux, et on a tout lieu
de se l’imaginer, dans les bras d’une telle beauté, naturelle et charnelle, au
moins pour un temps qui est le temps des amours. On peut l’être aussi dans la
nature avant qu’une douce mélancolie ne nous étreigne. Mais en lisant un poème,
en voyant une peinture, cette poignante beauté qui le saisissait lui semblait
renfermer toute la douleur du monde, toute l’humanité souffrante, c’était une
douloureuse beauté qui le blessait ; jamais il n’avait dessiné un petit
cœur percé d’une flèche pour les femmes qu’il avait aimées et s’il n’avait
trouvé cela puéril (justement parce qu’on le faisait communément pour une femme
aimée) il l’aurait fait pour un poème de René Char qui l’avait touché de façon
inexpliquée. Mais revenons à cet ami, sûrement mort et enterré, amant de ces
dames dans son jeune âge, et qui ayant souffert un grave accident, lui disait
que l’art l’avait sauvé. Il l’avait accompagné au Marché de l’Art. Eh oui, il
faut se faire à l’idée qu’il y a des marchands d’art et c’était principalement
des marchands de tableaux tous experts en art et qui en parlait si bien, si
parfaitement bien, quand ce qu’il vendait ne l’était pas autant, et
heureusement qu’on pouvait y voir parfois toutes les imperfections humaines,
toutes ses meurtrissures, du corps et de l'âme, toutes ses plaies, les plus cachées et les plus
profondes, les plus belles et le purulent bonheur, car il faut aussi crever
l’abcès du bonheur. Il y avait parfois de jolies marchandes d’art, peintres de
leur état, et c’était quand la peinture cessait d’intéresser son ami qui n’en
était resté pas moins homme et amoureux impénitent, seulement, et il ne le
voyait pas, il ne voyait que les tableaux et les femmes, qu’il était devenu un
vieux bonhomme infirme qui ne pouvait plus mettre ses élégants costumes qui
avaient habillé le beau et fringant jeune homme qu’il lui avait montré sur les
photos. Elles souriaient au client et le ramenaient aux tableaux. Et ce rejet
et cette souffrance devait lui rendre encore plus sensible la beauté de l’art,
cette beauté qui n’est pas comme le lointain souvenir de celle d’ici-bas — on
n’achète pas, lui disait-il, un objet d’art comme on s’achète un souvenir — mais son dépassement, un au-delà de ce monde qui
est encore ce monde et qui n’est déjà plus ce monde. Combien encore l’art a
ramenés à la beauté qui leur était refusé, ou, comme lui disait son ami, à la
vie ?
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