Le regard que l’on porte sur les choses fait les choses
telles qu’on les voit. S’il s’agit d’objets d’usage courant nous portons sur
eux un regard utilitaire. S’il s’agit d’objets d’art nous portons sur eux un
regard esthétique. Quand des objets d’usage courant ont été portés sur « la
scène esthétique » cela a d’abord créé l’étonnement, la surprise. Comment ! Habitués que nous sommes a jeter sur eux un regard utilitaire on
nous demande maintenant d’avoir sur eux un regard esthétique sans qu’ils aient
cessé pour autant d’être pour nous des objets du quotidien. Une barrière est
tombée, celle que l’on pensait être infranchissable, entre l’objet utilitaire
et l’objet d’art. Et quand est-il du regard que l’on porte sur l’être
humain ?
Qui regarde un jeune ne voit que jeunesse. Qui regarde un
vieux ne voit que vieillesse. On n’est pourtant pas sans savoir que la personne
humaine a été jeune avant que d’être vieille. Mais quand on regarde un vieux on
ne voit qu’un vieux. C’est comme s'il n’avait jamais été jeune. Personne ne
fait tomber la barrière de l’âge. On voit de façon séparée le vieux du jeune.
Si notre regard se porte sur le vieux il ne voit que les signes de la
vieillesse. Si notre regard se porte sur le jeune il ne voit que les signes de
la jeunesse. C’est ainsi que notre regard est habitué à lire les signes de
l’âge et ne peut s’en détacher facilement. De même qu'en le malade on ne
voit plus que le malade et pas la personne saine qu’il a été. A moins que vous l’ayez connu quand il n'était pas encore malade. Ce n’est pas que
vous continuez à voir celui qu'il n’est plus. C’est que vous voyez toujours ce
que les autres ont cessé de voir en lui en qui ils ne voient plus que le malade. Le regard qu’ils lui portent les trompe.
J’ai à ce propos un exemple édifiant. Je présente une photo
d’identité pour que l’on retrouve ma femme atteinte de la maladie d’Alzheimer
et plus toute jeune. La policière connaissant l’âge de la personne figurant sur
la photo m’en demande une plus récente. Je n’en n'ai pas. Elle se fâche. Nous ne
portions pas de toute évidence le même regard sur la photo. Ma femme était
vieille et malade et c’est ainsi qu’elle la voyait. Elle me demande de revenir
sur terre, à la réalité, à l’actualité, si je me moque d’elle. Elle réagissait
sans tact mais avec honnêteté. Elle croyait mon regard faussé par le sentiment
ou je ne sais quelle autre illusion trompeuse. Il y aurait en moi cette image
rémanente de ma femme jeune qui m’empêcherait de la voir telle qu’elle est.
Accordons lui cela. Ce qu’elle ignorait cependant c’est que son regard à elle
aussi était faussé, était tout aussi faux que celui de tous ceux qui n’ont
appris à voir qu’un vieux ou qu’une vieille dans un vieux ou une vieille ou que
le malade dans le malade. Pareillement à ceux qui n’avaient appris à voir dans
un objet utilitaire qu’un objet utilitaire.
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