samedi 22 août 2020

De l'impossibilité d'être seul


Il pensait. Quelle belle prétention que celle de penser. Il faisait en fait tout pour ne pas perdre le fil d’une pensée qui semblait vouloir lui échapper et dont il n’avait aucune idée d’où elle le mènerait. Il se contentait tant bien que mal de la  suivre, se sentant comme par elle porté plus que la portant en lui ; le plus juste serait encore de dire qu’il se sentait par elle comme dépassé. Il  n’aurait su dire non plus d’où elle était partie. Rétrospectivement il voulut cependant qu’elle commença ainsi.

Il se disait que les hommes avaient cessé de l’impressionner. Est-il utile de repasser avec lui toute la liste de ce qui, à l’en croire, ne faisait plus sur lui impression ; ce sont choses connues de tous et qui sur beaucoup continuent à produire leurs effets et faire que l’on recherche leur commerce. Il allait en dire autant des femmes. Comme il se trouvait sur les bords de Marne et marchait comme un homme revenu de tout, c’est-à-dire avec cette lenteur qui lui faisait avoir sur sa pensée même un temps de retard, et n’en trouver à chaque fois pour la suivre que trop lourdement l’expression, une femme plutôt jeune (et sans doute moins chargée que lui par ce lourd fardeau de la pensée) le dépassa et il en vit de dos toute la grâce. Elle tenait autant à sa silhouette qu’à sa démarche légère.

Elle était de beaucoup trop loin pour qu’enfin il se décida à lui dire qu’elle avait fait de son corps un objet d’admiration. Que lui aurait elle répondu ? Que ce n’était pas pour les hommes en général. Que ce n’était pas non plus pour un homme en particulier. Que c’était pour elle. C’est pour moi, combien de fois n’avait-il pas entendu dire cela. Elle était de beaucoup trop loin. Tant mieux. Car si c’était pour s’entendre dire cela. Néanmoins, il lui fallait convenir qu’un culturiste qui sculptait son corps, et dont on pouvait critiquer le narcissisme, cherchait dans son miroir l’admiration de personne d’autre que lui-même. Mais c’est à cette prétendue autosuffisance, dont il semblait avec eux partager le sentiment, que le libre cours de sa pensée allait s’en prendre.

Le milieu culturiste qu’il avait fréquenté n’était pas sans faire référence au canon de beauté de la statuaire antique, mais ses modèles plus actuels il allait les chercher dans les magazines de musculation. Il ne restait alors plus du canon de beauté grecque que la pose prise par des hommes tout en muscles : le disciple y dépassait le maître non  sans perdre le sens des proportions. La gracieuse et féminine silhouette n’avait quant à elle rien des femmes peintes par un Rubens sinon peut-être des fesses rebondies, mais était, par sa minceur et sa taille de guêpe, plus proche des mannequins qu’on peut trouver dans des revues de mode. Sa pensée, ou ce qui le conduisait à penser, le conduisait aussi à dire que la charmante jeune femme n’était pas plus seule que les culturistes à décider de son corps et de ce qu’elle en faisait, qu’une autre époque ou une autre société en eût décidé différemment, l’eût fait autre.

Enfin, sa pensée le conduisait à penser où à dire (car il faut bien passer par l’expression) que l’on n’est jamais seul, même quand on croit l’être, et, que quand on croit ne plus avoir à souffrir du regard de l’autre, s’en être exempté (parce que l’on ne le rechercherait plus), c’est parce que l’on a oublié combien on l’a fait sien.


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