Il pensait. Quelle belle prétention que celle de penser. Il faisait
en fait tout pour ne pas perdre le fil d’une pensée qui semblait vouloir lui
échapper et dont il n’avait aucune idée d’où elle le mènerait. Il se contentait
tant bien que mal de la suivre, se
sentant comme par elle porté plus que la portant en lui ; le plus juste
serait encore de dire qu’il se sentait par elle comme dépassé. Il n’aurait su dire non plus d’où elle était
partie. Rétrospectivement il voulut cependant qu’elle commença ainsi.
Il se disait que les hommes avaient cessé de
l’impressionner. Est-il utile de repasser avec lui toute la liste de ce qui, à
l’en croire, ne faisait plus sur lui impression ; ce sont choses connues
de tous et qui sur beaucoup continuent à produire leurs effets et faire que
l’on recherche leur commerce. Il allait en dire autant des femmes. Comme il se
trouvait sur les bords de Marne et marchait comme un homme revenu de tout,
c’est-à-dire avec cette lenteur qui lui faisait avoir sur sa pensée même un
temps de retard, et n’en trouver à chaque fois pour la suivre que trop
lourdement l’expression, une femme plutôt jeune (et sans doute moins chargée
que lui par ce lourd fardeau de la pensée) le dépassa et il en vit de dos toute
la grâce. Elle tenait autant à sa silhouette qu’à sa démarche légère.
Elle était de beaucoup trop loin pour qu’enfin il se décida
à lui dire qu’elle avait fait de son corps un objet d’admiration. Que lui
aurait elle répondu ? Que ce n’était pas pour les hommes en général. Que
ce n’était pas non plus pour un homme en particulier. Que c’était pour elle.
C’est pour moi, combien de fois n’avait-il pas entendu dire cela. Elle était de
beaucoup trop loin. Tant mieux. Car si c’était pour s’entendre dire cela.
Néanmoins, il lui fallait convenir qu’un culturiste qui sculptait son corps, et
dont on pouvait critiquer le narcissisme, cherchait dans son miroir
l’admiration de personne d’autre que lui-même. Mais c’est à cette prétendue autosuffisance, dont il semblait avec eux partager le sentiment, que le libre
cours de sa pensée allait s’en prendre.
Le milieu culturiste qu’il avait fréquenté n’était pas sans faire référence au canon de beauté de la statuaire antique, mais ses modèles plus
actuels il allait les chercher dans les magazines de musculation. Il ne restait
alors plus du canon de beauté grecque que la pose prise par des hommes tout en
muscles : le disciple y dépassait le maître non sans perdre le sens des proportions. La
gracieuse et féminine silhouette n’avait quant à elle rien des femmes peintes
par un Rubens sinon peut-être des fesses rebondies, mais était, par sa minceur
et sa taille de guêpe, plus proche des mannequins qu’on peut trouver dans des
revues de mode. Sa pensée, ou ce qui le conduisait à penser, le conduisait
aussi à dire que la charmante jeune femme n’était pas plus seule que les
culturistes à décider de son corps et de ce qu’elle en faisait, qu’une autre époque ou une autre société en eût décidé
différemment, l’eût fait autre.
Enfin, sa pensée le conduisait à penser où à dire (car il
faut bien passer par l’expression) que l’on n’est jamais seul, même quand on
croit l’être, et, que quand on croit ne plus avoir à souffrir du regard de
l’autre, s’en être exempté (parce que l’on ne le rechercherait plus), c’est
parce que l’on a oublié combien on l’a fait sien.
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