dimanche 23 août 2020

Les retrouvailles


Je revois un ami. Un black. Je ne sais pas pourquoi on ne dit pas un noir un noir ici ou un kanak, sans doute parce qu’ils ne sont pas tous kanak ici les noirs, pardon les blacks. Mais passons. Je ne peux pas contenir ma joie. Il y a si longtemps. Je crie son nom. Enfin, je veux crier son nom. Mais je ne m’en souviens plus. Puis, je le sens, il ne va pas très bien. Pour lui non plus les choses ne ce sont pas passées comme il le pensait, comme dans nos rêves les plus fous. Il est concierge qu’il me dit. Toute sa noblesse, sa grandeur d’âme et son corps d’athlète, devant mes yeux occupés à traîner un balai. Il est triste. Je le vois triste. Il me fait un sourire triste. Il m’a reconnu sans doute. C’est vrai que moi non plus je ne paye pas de mine. Des années que je suis au chômage. Un chômeur de longue durée qu’on dit ici, voilà ce que je suis devenu ici. Et c’est mieux encore d’avoir un emploi comme lui. C’est vrai que j’en ai eu un moi aussi. Je le prends avec moi. Je ne sais pas pourquoi mais on se retrouve très vite devant une salle de gym. J’ui dit que là j’ai donné des cours. Je voudrais que mon ami me voit autrement que comme un chômeur longue durée. Que moi si timide j’ai été ça : un prof de gym, que c’est même la timidité qui m’a rendu ce boulot si difficile, qui me l’a fait quitté ou perdre, ne plus jamais vouloir le reprendre après mettre pris un bide au Vitatop lors d’un cours d’aérobic. C’était nouveau, l’aérobic. La salle s’est vidée tandis que je gesticulais encore, tout seul en justaucorps, sur un podium devant un grand miroir où bientôt je ne verrais plus que moi, pantin ridicule, se désarticulant sur une musique dont il n’arrivait pas à capter le rythme. Un vrai bide que je vous dis. L’ami faut pas qu’y me voit comme ça et je discute avec les clientes de la salle que je lui présente. Ça doit les surprendre que je leur parle si naturellement, moi qui me contentais de dire : et un, et deux, et trois, et quatre, c’est vrai que j’avais pas beaucoup de conversation à part ça, j’étais si timide, c’était pas un métier pour moi. Je l’ai fait pendant dix ans que je lui dis à  mon ami retrouvé. Il me regarde. Qu’il est triste son regard. Est-ce qu’il sait ce que cela a été pour moi ces dix ans là ? Non, c’est sûrement à son job de concierge qu’il pense. Il n’en peut plus et je le comprends. Il avait d’autres aspirations lui aussi. Je le prends par le bras. On s’éloigne. Le cours va commencer. De l’aérobic ou du step. J’ai pas suivi la mode depuis, tout ce qu’on peut inventer pour faire que les gens se bougent, se laissent mener par la musique, oublient leurs problèmes, que sais-je encore, se posent pas trop de questions sur ce qu’on a fait d’eux, sur ce qu’ils sont devenus… Mais ch’uis content j’ai retrouvé mon ami et j’ai encore quelque rêve à lui communiquer comme quand ont étaient des gosses tous les deux et que l’avenir était à nous, enfin, je veux dire comme on pouvait se l’imaginer. Pourquoi qu’ont partiraient pas tous les deux que je lui dis pour la Nouvelle-Calédonie. J’ui explique. Il me regarde tristement. J’attends que son visage s’éclaire, alors je continue. Ya des fruits autant que t’en veux : les noix de coco tombent toutes seules des cocotiers, les mangues sabots du manguier elles te restent dans la main, tu n’as même pas besoin de les éplucher pour les manger, tu fais une petite ouverture au bout et tu les suces, c’est les meilleurs celles qui se laissent sucer ; il y aussi des papayers, je lui cite le nom de tas de fruits exotiques, puis j’ui parle des eaux poissonneuses du lagon et des crabes de palétuvier et de petites crevettes roses, tout ce que j’ais connu dans mon enfance calédonienne, histoire de le faire rêver un peu avec moi et qu’il se mette à sourire un peu et je crois qu’il sourit mais c’est un sourire triste que le sien. Je le prends maintenant tendrement dans mes bras. Tu verras. Foutons le camp d’ici tant qu’il est encore temps, tant que nous en avons encore la force et l’envie, pas vrai que je lui dis. Il n’a pas l’air décidé, je crois sentir en lui comme quelques réticences incompréhensibles pour moi, je ne reconnais plus là mon ami et j’ui dit : je ne te reconnais plus là mon ami, il stop net, son visage aussi se fige, j’avoue alors que ça fait peut-être un peu loin la Nouvelle-Calédonie et que par conséquent ça va nous faire un peu cher le billet d’avion mais comme ce ne sera qu’un aller simple et  à nous la bonne vie. C’est qu’il n’ira jamais qu’il me répond enfin, pas même avec moi, tant que ses frères kanaks, et là je tombe sur le cul, tant que ses frères kanaks qu’il me dit n’auront pas retrouvé leurs terres et le fruit de leurs terres.  Quel con que je fais, c’est en Nouvelle-Calédonie bien sûr qu’on s’est connus et j’ai maintenant son nom sur le bout de la langue. On ne va pas leur prendre que je le rassure alors, leurs terres et le fruit de leurs terres. On n’est pas des exploiteurs nous mais des exploités que je lui dis même en rigolant. Il rigolait bien, avant. Il rigole plus, maintenant. Puis je me rappelle qu’on avait aussi nos conversations sérieuses, qu’il pouvait être très sérieux à l’occasion, à l’occasion il m’avait même dit, voilà que je m’en rappelais, qu’il irait un jour en France, chez les zoreils qu’il disait, mais c’était pour être comme Karembeu, pas concierge.

Pas croyable que je le retrouve loin des terres de ses ancêtres et qu’il ne veuille plus y retourner, pas même avec moi son ami, pas même pour cueillir la mangue sabot et la noix de coco, qui toutes deux ne demandent pourtant qu’à être mangés avant que d’être perdus pour tout le monde, pour le zoreil comme pour le kanak mon frère, mon semblable, mon ami noir, pardon black, que j’avais enfin retrouvé.

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