mardi 4 juin 2019

In the mood for love

Il se serait bien vus tous les deux dans In the mood for love, elle et lui, se parlant comme ils se parlaient. Il était à ses yeux tout ce qu'il était impossible d'aimer. Elle était à ses yeux tout ce qu'il était impossible d'aimer. Et tout cela faisait qu'ils pouvaient se parler librement, tranquillement, comme ils étaient en train de le faire, comme In the mood for love le faisaient l'homme et la femme trompés. On ne peut pas les voir dans un salon confortablement assis, mais plutôt dans la plus petite pièce d'un appartement qui par ailleurs pouvait être spacieux, et là où d'autres auraient pu se sentir à l'étroit, se parler ouvertement. Les lieux qu'on ne dirait pas choisis s'apparentent plus qu'on ne le pensent aux personnes qui s'y trouvent. Lui, par exemple, ne s'était jamais mieux senti que dans une cuisine aussi exiguë soit t-elle ; sans doute la chaleur du foyer, les odeurs de cuisine, suppléaient elles à l'absence de commodité et à la demi-pénombre qui pouvait y régner ; sans doute correspondait t-elle plus justement au côté sombre et rustique du personnage, tant il lui semblait que sa vie manquait de clarté autant que de confort, à moins que ce ne soit lui qui ne s'y soit jamais bien senti, jamais bien senti confortablement assis. 

Pour elle cuisiner avait souvent été à la fois une nécessité et un refuge, trouvant son plaisir à faire plaisir et tout cela passant par la bouche, une bouche qui ne trouvait pas les mots, mais la nourriture qu'il lui fallait apporter aux autres comme à elle-même. C'était une âme nourricière qui rapportait tout à la nourriture et qui ne comprenait pas que l'on ne puisse pas se nourrir. Quand elle parlait de sa dépression elle disait : je ne trouve plus goût à manger, mais elle continuait à manger comme elle continuait à vivre. Son corps n'était pas disgracieux mais plein, jamais un corps ne lui avait paru aussi plein,  autant contenir, et plus que contenir appeler de toute son âme, si l'on peut dire qu'un corps ait une âme, de toutes ses forces si l'on peut dire qu'il en ait, à se remplir, car lui apparaissant toujours vide, comme un vide à remplir,  comme une vie toujours vide. Ce qu'elle avait pu manger, ce qu'elle avait pu goûter de la vie, et qui, peut-être, sur le moment l'avait rassasiée et qu'elle avait pu apprécier, ça elle l'avait aussitôt oublié, ce qui fait qu'elle avait toujours faim de vie. Et il ne pouvait qu'estimer en elle cet appétit de vie qu'il lui connaissait. Mais tout ce qu'elle avait vécu, tout ce qu'elle avait mangé, quand elle y repensait ne lui apparaissait plus qu'en creux, et la relançait comme un appel du vide qui demande à être comblé. 

Lui, d'apparence sportive, était en fait un être sans force qui s'était échiné toute sa vie à faire du muscle, mais manquait de nerfs. Et ses muscles, il aurait beau chercher à les développer, ne masqueraient jamais le vide qu'il y avait en lui. Car, s'il était bien bâti, il lui semblait néanmoins être bâti sur le vide, un vide qu'il n'arrivait pas non plus, malgré tous ses efforts, à combler. Une base solide, des fondations, voilà ce qui lui manquaient. L'arbre puise sa force par les racines. Il était un arbre déraciné. Sans fruits. Sans feuilles. On n'aurait dit qu'il n'avait pas connu de printemps, d'été, qu'une unique saison, l'hiver, qu'il était à l'hiver de sa vie sans en avoir connu le printemps, l'été ; mais l'automne non plus : n'ayant pas vécu on aurait dit qu'il ne vieillissait pas. Bien entendu, tout cela était faux, mais pour se faire une idée de ce qu'il était, il faut se faire une image de ce qu'il était, c'est en cela que la fiction aide a comprendre la réalité. Peut-être avait t-il compris tout cela, obscurément, confusément, ou son corps simplement à son l'âge réclamait moins d'exercices, et, comme elle continuait à manger sans trouver le goût à rien, il continuait à pratiquer sans envie des poids et haltères qui ne lui donnaient pas plus de force qu'ils ne lui avaient jamais donné mais les apparences étaient sauves, encore que, peut-être ne trompait t-il que lui-même ? Il revenait d'une séance de sport comme ragaillardi, comme quelqu'un qui vient de faire un bon repas et se sent soudain plein de force et, le corps euphorique et débordant d'humeurs qui donne une âme également euphorique et débordante d'humeurs, au point qu'à ce moment là, mais qui malheureusement pour lui était trompeur et ne durait pas, il se croyait autre et se croyant autre voyait le monde différemment.

Comme il était assis avec elle dans la cuisine au fur et à mesure qu'elle parlait ce sentiment commençait à se dissiper, tandis qu'il retombait dans cette morosité ambiante que seul l'alcool, la cigarette, le café ou autre drogues et excitants peuvent aider les êtres faibles à surmonter. Elle mentionna les anti-dépresseurs qu'on lui avait conseillés et auxquels elle se refusait. Qu'elle n'aimait pas se voir ni se montrer dans cet état, que ce n'était pas elle, que personne ne pouvait comprendre ce qui lui arrivait. Il lui arrivait qu'un homme marié lui avait fait espérer … Cela, il faut en convenir n'avait rien d'original, mais semblait marcher à chaque fois. Elle avait été trompée. C'était trop simple. C'était trop facile aussi que de s'en prendre à l'autre. L'amour n'accepte pas la faiblesse, notre propre faiblesse, c'est tout. Qui voit encore de la tendresse dans l'amour. L'amour n'est pas tendre, l'amour a quelque chose d'intransigeant, d'absolu, d'intolérant, il ne tolère pas la faiblesse ou tout ce qui l'abaisse. Il ne faut pas confondre l'amour et la pitié, l'amour est sans pitié. Non! encore une fois, l'amour n'est pas tendre, l'amour est dur. S'il faut être dur en affaire, il faut être encore mille fois plus dur en amour, car, contrairement aux idées reçues, ceux qui ne réussissent pas en affaires réussissent encore moins en amour ; l'argent y est pour quelque chose, bien sûr, si l'on considère que les femmes sont vénales, mais l'argent n'explique pas tout ; endurcit par les affaires on peut prétendre à l'amour, c'est un bon début, il suffit de s'endurcir encore un peu plus. En premier lieu, en premier chef, c'est l'amour qui est trahi pas nous : on n'a été trop lâche, on n'a pas été assez fort pour le mériter, on l'a trahi ; et puis il exige tous les sacrifices, qu'a t-on donné? De l'amour, tout son amour, cela ferait bien rire l'amour, et l'amour qui se détourne de nous est la façon qu'à l'amour de rire de nous. Lui aussi disait avoir été trompé, qu'il avait aimé à tort et à travers. C'est que l'on ne pouvait pas ainsi s'investir en amour sans avoir aucun sens des affaires, les américains pour parler d'amour ne disent t-il pas love affair. 

Comment faire ? Qu'elle lui demandait, se tenant le plus droite possible, cherchant à résister encore, à ne pas tomber, au bord de la chaise et des larmes et de la crise de nerfs. Il la regardait un moment sans rien dire. C'est elle qui demanda qu'on alluma la lumière dans la cuisine. Il s'en étonna. Il n'avait jamais aimé la lumière. Il s'en étonna qu'elle voulu sortir de l'ombre qui pouvait si bien dissimuler, accueillir, toute sorte de faiblesse, de lâcheté ; quand le jour pouvait se montrer si cruel. Il appuya sur l'interrupteur et une lumière crue descendit sur une eux du plafond où pendait une ampoule. Il ne posait pas de question : cela eut trop ressembler à un interrogatoire, et il aurait certainement obtenu des aveux gênants pour la suite de leur relation purement amicale ; pour autant, se disait t-il, qu'il puisse y avoir de l'amitié entre un homme et une femme ; car encore là il ressentait obscurément, confusément les choses, enfin que rien n'était clair et ne méritait sans doute d'être étalé au grand jour. Il ne pouvait néanmoins s'empêcher de ressentir une certaine parenté de cœur et d'esprit envers cet être qui devait le rejeter autant qu'il la rejetait comme un potentiel amour. C'était pas plus tard que la veille qu'il avait regardé In the mood for love, il s'était mis une vidéo, où un homme et une femme trompés, leurs conjoints respectifs entretiennent une liaison, se rapprochent, mais ne réussiront jamais à s'aimer. Ils n'étaient pas d'humeur (the mood) à aimer, tout du moins l'un d'eux s'y refusa, mais pour lui ce n'était pas l'un d'eux qui s'y refusait mais l'amour tout court. L'amour comme une échappée vers le haut, pas vers le bas, et c'est marrant, songeait t-il, comme dans le film on les voit descendre chacun à leur tour des escaliers pour aller se chercher de quoi manger, n'ayant pas à qui cuisiner de bons petits plats. Et on dirait qu'en amour comme en affaire (le mari d'ailleurs était un homme d'affaire) il y en a toujours un qui est trompé. Or il ne pouvait s'empêcher de se voir l'un et l'autre; lui elle et elle lui, comme des êtres faibles qu'on abuse, comment s'aimer avec ça? 

Comment faire ? Qu'elle lui répéta, comme il se taisait. La révolte, qu'il lui dit enfin. Il ne connaissait rien d'autre que la révolte. Les êtres faibles ne peuvent connaître que la révolte. Lui-même s'était révolté. C'est vrai que la révolte ne dure pas et que l'on retombe dans les mêmes injustices, propres à soulever le même sentiment de révolte, et c'est vrai qu'il faille parfois payer cher de sa vie, mais il n'est pas possible de continuer d'exister autrement. La révolte, la révolte parce que les pires injustices ne sont pas matérielles et vis-à-vis des pires injustices qui sont celles du coeur la justice elle-même ne peut rien. C'est comme pour le reste. Il y a ceux qui ont reçu beaucoup d'amour et ceux qui n'ont rien reçu en héritage. Tandis que les premiers sont habitués à tout recevoir sans rien donner, les seconds sont habitués à tout donner sans rien recevoir. Tu as tout donner que tu me dis, et maintenant tu veux recevoir, il y a quelque chose en toi qui crie à l'injustice et en même temps tu ne comprends pas comment on peut tant recevoir sans rien donner. N'as tu pas le sens des affaires ? Oui !, alors tu as le sentiment d'avoir été abusé. Accepté peu pour beaucoup, c'est aussi une faiblesse, impardonnable aux yeux de l'amour, l'amour demande beaucoup, il faut exiger beaucoup, l'amour est sans limites niveau exigence, jette le à terre, traîne le dans la boue, tue le, s'il le faut, comprends moi, ce n'est pas lui qu'il faut tuer, mais ton amour pour lui ; parce qu'il est trop bas ton amour et ce n'est pas là où il ira le chercher, l'amour on va le chercher plus haut que soi, c'est là l'exigence de l'amour. Il y était allé un peu fort, elle pleurait maintenant, mais il ne profiterait pas de ce moment de faiblesse. In the mood for love cela n'avait pas profité au protagoniste.

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