vendredi 31 mai 2019

Le mari


Il fallait que sa femme tombe malade pour qu'il réalise. Qu'est-ce qu'ils ont tous, se demandait t-il, à faire semblant d'être l'un à l'autre, de s'appartenir ? Et qu'est-ce qui fait le plus semblant des deux ? Il lui semblait que c'était la femme. Heureusement que parfois la femme les trompe et alors, comme lui, ils réalisent. Sa femme dans son délire parlait avec ce qui lui restait de mots de sa vie à elle, jamais de leur vie commune ou, de leur vie commune mais pas comme de leur vie commune, mais comme de sa vie à elle. Cette supercherie de la vie commune ne tenait plus face à la maladie. On n'a qu'une vie se disait t-il, la sienne. Sa maladie à elle le rendait aussi plus lucide à lui. Un jour qu'il était rentré à la maison après s'être absenté quelques heures et qu'il avait comme à son habitude voulu l'embrasser, d'ailleurs sans doute plus par habitude que par envie, elle l'avait rejeté. Il était devenu pour elle un parfait inconnu, un étranger. Elle était trop malade pour pouvoir continuer à jouer la comédie, son cerveau était trop atteint pour s'offrir ce luxe. Et l'impression fausse, l'illusion de connaître l'autre comme on se connaît, ne tenait pas non plus, il était redevenu cet étranger qui lui avait plu, et il se rendait bien compte qu'il lui plaisait, pas encore mais à nouveau, comme le premier jour où ils s'étaient connus, car tandis qu'elle se refusait à lui, elle minaudait, et il comprenait maintenant ce que voulait dire son non, mais il n'insista pas. Tout était bien réel, elle avait définitivement cessé de tricher et comme elle minaudait avec lui, elle minaudait aussi avec d'autres qui, il le voyait bien, lui plaisaient également, et n'étaient pas au fond bien différents de lui. Il était donc ce qu'on appelle vulgairement son genre de mec, tandis qu'il avait pris le titre ronflant de mari qui est la reconnaissance officiel d'un état fictionnel et passager mais qu'on voudrait faire passer pour réel et éternel. Que tout le monde participe de cette fiction ne veut pas dire non plus que tout le monde est dupe, mais hypocrite, ça oui !

Mais, parce qu'elle était malade et grâce à elle, ils n'allaient pas participer de cette vaste supercherie, continuer à faire comme s'ils s'appartenaient, qu'ils connaissaient tout l'un de l'autre, et avaient une vie commune, et que les hommes et les femmes autour d'eux avaient cessé d'exister du jour au lendemain, du jour où ils étaient seuls au jour où ils étaient ensemble. Si un homme lui plaisait elle continuerait à lui sourire avec ce beau sourire qu'il lui connaissait et à lui dire non, comme elle lui avait dit non. Les auxiliaires de vie qui venaient lui donner à manger et la changer trouvaient aussi qu'elles disaient souvent non, mais finissait toujours par manger ou se laisser déshabiller. Elles savaient s'y prendre, c'étaient des professionnels. Lui par contre c'était un amateur et il avait mis du temps, des jours et des semaines, un mois en fait, avant d'obtenir un oui qu'elle n'avait d'ailleurs jamais dit sinon devant le maire – pour les besoins de cette fiction officielle qu'est l'acte solennel du mariage – mais dans la réalité elle avait seulement fini par se laisser faire. Que les gens se plaisent c'était un fait accompli et avéré, mais qu'ils s'aiment ça c'était autre chose, se disait t-il. Qu'ils cessent de se plaire et vous verrez si l'amour va continuer longtemps, poursuivait t-il, ce sera un peu comme quand on a coupé la tête au poulet et qu'il continue encore à avancer sans savoir qu'il n'a plus de tête. Combien continuent à avancer ensemble sans savoir qu'ils n'ont plus d'amour l'un pour l'autre? parce qu'ils ne se plaisent plus. Il était donc heureux de continuer à plaire à sa femme bien qu'elle ne le reconnaisse plus comme son mari.

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