mercredi 5 juin 2019

Claude Roy

Les choses se présentaient à lui de façon si étrange qu'en général il n'osait en parler à personne, et des choses dont tout le monde parlait, en cela même qu'elles lui étaient présentées de façon très ordinaire et ma foi naturelle, il n'arrivait pas a éprouver pour elles le moindre intérêt. A ce titre, les bribes de conversation qui pouvaient lui arriver du coin reculé où il se tenait toujours, lui plaisaient autant qu'un poème, et auraient tout perdu de leur charme si morceau d'un puzzle elles avaient rejoint le puzzle. C'est pourtant de cet être bizarre et compliqué que je tiens aujourd'hui cette histoire qui n'est pas pour le moins bizarre et compliquée et que, si ce n'était l'attachement que je lui porte je n'aurais jamais racontée, sachant que les histoires les plus simples, comme les plaisanteries les plus courtes, sont les meilleures. A cet effet, et à défaut de faire simple, je ferai donc court.

Hier à peine, qu'il se trouvait dans une salle de sport, à s'échauffer sur un vélo à pignon fixe, il ne quittait pas du regard une femme blonde, plus très jeune mais bien conservée; on aurait dit qu'elle lui plaisait et très certainement elle lui plaisait, mais ce n'est pas cela qui lui valait d'être si longtemps contemplée. Le connaissant bien je pourrais ajouter qu'il aurait alors même été gêné de le faire et aurait très tôt détourné d'elle son regard, mais elle lui rappelait quelqu'un qui, aussi étonnant que cela puisse paraître, n'était pas une femme. Alors qu'il la regardait ainsi, longuement et de façon appuyée, il n'en savait encore rien. Ce n'était pas la première fois non plus qu'il avait cette impression douteuse de voir quelqu'un qu'il n'avait par ailleurs peut-être jamais vu. Vous comprendrez maintenant mieux pourquoi il avait pour habitude de garder pour lui ses impressions et ses pensées, ce qui faisait de lui un être peu communicatif.

Il était encore dans ses pensées qu'elle avait quitté la salle. Quand les choses restent longtemps en nous elles finissent par mûrir. Je ne sais pas si c'est vrai pour tout le monde, mais c'était vrai pour lui car le lendemain, c'est-à-dire aujourd'hui, me confia t-il, il prit à tout hasard un livre dans sa bibliothèque et c'était A la lisière du temps de Claude Roy. Il se rappela alors qu'il y a quelques années de ça, comme il se trouvait à la Brasserie de la Louvière, et levait les yeux de son assiette il crut voir Claude Roy en personne, Claude Roy est mort depuis longtemps, Claude Roy était peut-être même déjà mort, mais cela ne l'empêcha pas de le voir et surtout plus que de le voir de l'entendre, comme on dirait l'entendre dans ses poèmes, parlant à voix basse. Bien sûr, il ne se leva pas, se précipitant vers un groupe de personnes âgées dont un homme, qui pouvait être lui, parlait à voix basse, mais se contenta de l'écouter, comme il l'avait toujours écouté, en baissant les yeux et tendant l'oreille. 

Ce fut tout, me dit-t-il, jusqu'à hier qu'il vit cette femme blonde (au blond tirant vers le blanc) qui, il savait maintenant pourquoi, le lui rappela, mieux, où il crut reconnaître comme s'il se fût travesti en femme ou que ce soit là son âme soeur, Claude Roy. Une certaine lassitude dans le regard, ajouta t-il, et ses yeux étroits, arqués et bridés par l'abaissement de la paupière supérieure, et comme d'un bleu délavé. Et tout ça quand il n'avait peut-être vu que la mince bande (comme de pellicule photo) de la couverture de Poésie/Gallimard où apparaissait comme coupée la tête de Claude Roy. Il avait aussi entendu la voix de la femme plus très jeune mais bien conservée, qu'on aurait dit pourtant de personne malade, ou plutôt affectée de je ne sais quel mal qui ne touche que les personnes sensibles,  tant elle était faible et prenante à la fois.



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