jeudi 30 mai 2019

Le petit Thomas



Tu vois, le petit Thomas, quarante ans après, quarante ans à peu près, je pense à toi, même pas comme un frère, même pas comme un ami, loin de là, très loin de là, mais contente-toi de ça : quarante ans après, quand pour tout le monde tu es mort et enterré, qu’on entende parler de toi au-delà des mers et des terres qui t’ont vu naître, de ce pays dont on t’avait parlé peut-être et qui serait celui de tes ancêtres. On y est revenu mon frère et moi. Bernard, tu sais, ton ami d’enfance, en France. C’est par lui que je sais. Maintenant il ne me parle plus, je crois qu’il ne parle plus à personne d’ailleurs et qu’il ne tardera pas à te rejoindre au-delà des mers et des terres, mais avant il m’a dit : « Tu sais, là où l’on se jetait souvent la tête la première, dans ce trou d’eau entre les rochers… le petit Thomas, qui s’y était jeté des dizaines de fois avec nous et aussi sans nous, il s’est fracassé la tête. »
C’est pourquoi quand je te parle c’est comme si je ne parlais à personne, mais cela me plaît : il est tellement difficile de parler à l’esprit des gens, leur esprit est si inaccessible, tandis qu’au tien d’esprit, mon petit Thomas, je sais que je lui parle, parce que t’as pas le choix. Ça te faisait bien rire avant sans doute à toi le caldoche quand les Kanak disaient qu’ils parlaient aux esprits des morts, et maintenant j’imagine que beaucoup moins ; rien d’étonnant pourtant, à moi aussi ça me faisait bien rire quand les Kanak disaient qu’il ne fallait pas lancer de pierres contre ce rocher sinon tous les moustiques de la terre allaient me piquer, et que j’en lançais quand même des pierres contre ce rocher comme pour leur dire : de vos superstitions, voilà ce que j’en fait, et qu’ils s’en allaient comme une volée de moineaux, seulement quand il y a un moustique et il n’y en a pas tant que ça ici en France, il est pour moi, et tant que je l’ai pas tué je ne suis pas tranquille, encore une tache de sang sur les murs et le plafond. Ton sang sur le rocher, mon petit Thomas, comme l’encre indélébile est pourtant la marque d'un destin indéchiffrable.
Bernard t’aimait bien. Bernard avait ses copains parmi les Calédoniens blancs, moi parmi les Kanak ; c’est bizarre quand on y pense : c’était pas un choix politique, on était trop jeunes pour ça, des gamins, mais ça se vérifiera plus tard, comme si la politique plongeait ses racines en nous, dans quelque chose de plus profond, et que tous les arguments qu’on pourrait ensuite développer pour défendre son parti pris n’étaient que fallacieux et recouvriraient une vérité à la fois plus profonde et plus irrationnelle. Mais je vais pas t’embêter plus avec ces considérations pour intellos. C’est marrant à dire, mais t’as un esprit plus terre à terre que le mien, comme Bernard, mon frère, on s’est jamais bien entendu à cause de ça. Vous n’aviez pas peur tous les deux de vous lancer du haut d’un arbre et de raser les rochers pour trouver le trou d’eau, Bernard aussi aurait pu y rester, pas moi, j’avais peur, on dit que la peur ne préserve pas du danger, mais on dit bien des conneries, tu peux me croire, mon petit Thomas.
Tu devais aussi être dans le bus le jour où il y avait la grosse vache, pas de celles qui font meuuuuu. Tout le monde soupirait après, même que n’en pouvant plus — quelle chaleur ce jour-là sur la route qui devait nous conduire à Nouméa et à l’internat où il n’y avait pas une seule meuf, comme ils disent ici dans les quartiers durs, et c’est là que t’aurais habité si t’étais venu en France, comme Bernard, le frangin, à Saint-Denis, en région parisienne.
Maintenant que j’y pense, tu as dû mourir puceau, même si avec le frangin tu as eu le temps de te rendre à la nage par la baie de l’Anse-Vata au Casino. Bernard m’a dit qu’au Casino c’était une plage privée, de nudistes, et qu’il n’y avait que des Blanches, mais pas des grosses vaches ; moi j’aimais alors Wayéméné Hélène, une Kanak, la première de sa classe, et de façon romantique, comme il convenait alors à mon esprit, mais pas au tien ni a celui de Bernard, le frangin, ton copain. Deux vrais petit durs tous les deux et en pleine crise de puberté. Je suis sûr que vous ne vous êtes jamais rien dit de vos souffrances communes, de vos familles respectives, des coups et des cris.
Le paternel avait dû se rendre à plusieurs reprises chez toi, mon petit Thomas. Une famille nombreuse qu’il disait, avec une femme plutôt petite, plutôt boulotte, plutôt pas belle, quoi, et plutôt méchante — mais comment pouvait-il en être autrement avec une marmaille pareille — qui ressemblait beaucoup à sa mère. Et ton père mon petit Thomas qui devait pas être différent de celui de ton copain Bernard, bon qu’à donner des coups et à boire.
Il y retournait pourtant le paternel, comme on retourne chez sa mère ou à la ferme, cette ferme qu’avait tenu son père à lui en Algérie pour un gros colon blanc. Avait-il fait le rapprochement, le paternel ? En tout cas, il a plaint cette femme, ta mère, mon petit Thomas, comme il avait plaint sa mère, et à craindre son bonhomme comme il avait craint son propre père, à le craindre et à le respecter, car il faisait partie le paternel de ces gens qui ne respectent que ceux qu’ils craignent.
Mon petit Thomas, t’aurais pu être mon frère, et moi un caldoche comme toi, je ne sais pas si tu me suis de là où tu es, mais pour un pur esprit ça doit être plus facile. L’oncle José, le frère de mon père, était aussi un intello comme moi, autant dire que le paternel ne devait pas le respecter beaucoup le José quand il était gosse, pas plus que Bernard mon frangin, ton copain, ne me respectait moi quand j’étais gosse, et tandis que mon père était petit, costaud, râblé comme Bernard, José était maigre et grand, grand et gringalet comme moi. Tu vois l’histoire se répète, mon petit Thomas.
Tu n’habitais même pas au village minier, à Kouaoua ; quand on prenait la piste il y avait au pied de la montagne, avant d’entamer le premier col, un chemin encore plus étroit et poussiéreux qui s’enfonçait dans la brousse où votre maison était tapie et aux aguets comme peut l’être une bête sauvage. Était-ce une de ces maisons qu’on disait en dur ou une de ces baraques en bois montée à la va-vite, comme on en voyait au bord de la piste, couverte de tôles ondulées avec une ribambelle de gamins, toi, mon petit Thomas, avec tes frères et tes sœurs jouant au milieu des poulets, canards et autres oiseaux de basse cour, un chien ou des chiens au ventre creux à qui il devait bien manquer une oreille ou une patte, et un bric-à-brac de ferraille et d’objets usagés et hétéroclites détournés de leur usage habituel par vos jeux d’enfants sans jouets. Les nôtres ne valaient guère plus cher. Le paternel nous avait appris comment on joue avec un cerceau et à faire des cerfs-volants avec de la ficelle, du papier et du bambou, tandis que les Kanak m’apprenaient à lancer le caillou, et j’avoue que cela m’amusait beaucoup plus, ce n’était pas les cibles qui manquaient ; ce n’est que plus tard que je compris, quand en ethnologie j’appris que l’outil était pour l’homme le prolongement de son bras, que le caillou avait souvent été le prolongement de mon bras et m’avait permis de me défendre mieux qu'ils ne le faisaient. Et ici, en France, mon petit Thomas, où tu n’es certainement jamais venu, peut-être le pays de tes rêves d’enfant, on dit qu’il faut avoir le bras long si on veut faire plus que se défendre : réussir dans la vie, mais ça ce n’est pas non plus à portée de caillou.
C’était un jeu aussi que de sauter dans la rivière, entre les rochers, un jeu de gosse sans jouet ; mais quand je vous y voyais sauter mon frère et toi, le petit Thomas, je me disais que pour vous deux ce devait être plus qu’un jeu, qu’un jeu dangereux, qu’un jeu mortel, mais presque comme un appel. Sûrement encore un truc d’intello, mais peut-être que maintenant, mon petit Thomas, que tu comprends un peu mieux les Kanak et leur esprit, tu comprends aussi un peu mieux le mien, et que s’ils n’ont pas tout à fait raison ils n’ont pas non plus tout à fait tort. Sûrement même, mon petit Thomas, que tu leur a donné raison ce jour-là où tu es allé à la rencontre de ton destin et du rocher. T’es comme le frangin, tu diras jamais rien sur les tiens, sur ta famille, sur les coups et les cris, sur les femmes qui ne se laissent pas peloter, les grosses vaches, sur la poussière de nickel, sur la Heineken, sur ton mal de vivre qui te fait si mal, alors sans savoir pourquoi tu te décharges sur qui tu peux, comme le frangin, comme un lâche que tu n’es pas, mais il faudrait une guerre pour te le prouver, et comme le frangin tu aimes les armes à feu et te lancer du haut d’un arbre ou d’un rocher ou d’où tu peux et d’où on ne pense pas que tu veux te tuer, c’est un secret bien gardé, comme quand on est gamin et qu’on se jure qu’on ne le dira jamais et qu’on souffre en silence en attendant que ça passe, et si ça ne passe pas il y a toujours la rivière et cet arbre et ce rocher et cet appel.
Mon petit Thomas, je sais que tu as répondu à cet appel et que mon frère continue de l’entendre, lui qui n’a jamais cessé de se jeter de là où il pouvait et qu’un jour il réussira et il ira te rejoindre comme se rejoignent les âmes fraternelles.

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