Tu vois, le petit
Thomas, quarante ans après, quarante ans à peu près, je pense à
toi, même pas comme un frère, même pas comme un ami, loin de là,
très loin de là, mais contente-toi de ça : quarante ans
après, quand pour tout le monde tu es mort et enterré, qu’on
entende parler de toi au-delà des mers et des terres qui t’ont vu
naître, de ce pays dont on t’avait parlé peut-être et qui serait
celui de tes ancêtres. On y est revenu mon frère et moi. Bernard,
tu sais, ton ami d’enfance, en France. C’est par lui que je sais.
Maintenant il ne me parle plus, je crois qu’il ne parle plus à
personne d’ailleurs et qu’il ne tardera pas à te rejoindre
au-delà des mers et des terres, mais avant il m’a dit : « Tu
sais,
là où l’on se jetait souvent la tête la première, dans ce trou
d’eau entre les rochers… le petit Thomas, qui s’y était jeté
des dizaines de fois avec nous et aussi sans nous, il s’est
fracassé la tête. »
C’est pourquoi
quand je te parle c’est comme si je ne parlais à personne, mais
cela me plaît : il est tellement difficile de parler à
l’esprit des gens, leur esprit est si inaccessible, tandis qu’au
tien d’esprit, mon petit Thomas, je sais que je lui parle, parce
que t’as pas le choix. Ça te faisait bien rire avant sans doute à toi le caldoche quand les Kanak disaient qu’ils parlaient aux esprits des morts,
et maintenant j’imagine que beaucoup moins ; rien
d’étonnant pourtant, à moi aussi ça me faisait bien rire quand les Kanak disaient qu’il ne fallait pas lancer de pierres contre
ce rocher sinon tous les moustiques de la terre allaient me piquer,
et que j’en lançais quand même des pierres contre ce rocher comme pour leur dire :
de
vos superstitions, voilà ce que j’en fait,
et qu’ils s’en allaient comme une volée de moineaux, seulement
quand il y a un moustique et il n’y en a pas tant que ça ici en
France, il est pour moi, et tant que je l’ai pas tué je ne suis
pas tranquille, encore une tache de sang sur les murs et le plafond.
Ton sang sur le rocher, mon petit Thomas, comme l’encre indélébile
est pourtant la marque d'un destin indéchiffrable.
Bernard t’aimait
bien. Bernard avait ses copains parmi les Calédoniens blancs, moi
parmi les Kanak ; c’est bizarre quand on y pense :
c’était pas un choix politique, on était trop jeunes pour ça,
des gamins, mais ça se vérifiera plus tard, comme si la politique
plongeait ses racines en nous, dans quelque chose de plus profond, et
que tous les arguments qu’on pourrait ensuite développer pour
défendre son parti pris n’étaient que fallacieux et
recouvriraient une vérité à la fois plus profonde et plus
irrationnelle. Mais je vais pas t’embêter plus avec ces
considérations pour intellos. C’est marrant à dire, mais t’as
un esprit plus terre à terre que le mien, comme Bernard, mon frère, on s’est
jamais bien entendu à cause de ça. Vous n’aviez pas peur tous les
deux de vous lancer du haut d’un arbre et de raser les rochers pour
trouver le trou d’eau, Bernard aussi aurait pu y rester, pas moi,
j’avais peur, on dit que la peur ne préserve pas du danger, mais
on dit bien des conneries, tu peux me croire, mon petit Thomas.
Tu devais aussi être
dans le bus le jour où il y avait la grosse vache, pas de celles qui
font meuuuuu. Tout le monde soupirait après, même que n’en
pouvant plus — quelle chaleur ce jour-là sur la route qui
devait nous conduire à Nouméa et à l’internat où il n’y avait
pas une seule meuf, comme ils disent ici dans les quartiers durs, et
c’est là que t’aurais habité si t’étais venu en France,
comme Bernard, le frangin, à Saint-Denis, en région parisienne.
Maintenant que j’y
pense, tu as dû mourir puceau, même si avec le frangin tu as eu le
temps de te rendre à la nage par la baie de l’Anse-Vata au Casino.
Bernard m’a dit qu’au Casino c’était une plage privée, de
nudistes, et qu’il n’y avait que des Blanches, mais pas des
grosses vaches ; moi j’aimais alors Wayéméné Hélène, une Kanak, la première de sa classe, et de façon romantique, comme il
convenait alors à mon esprit, mais pas au tien ni a celui de
Bernard, le frangin, ton copain. Deux vrais petit durs tous les deux
et en pleine crise de puberté. Je suis sûr que vous ne vous êtes
jamais rien dit de vos souffrances communes, de vos familles
respectives, des coups et des cris.
Le paternel avait dû
se rendre à plusieurs reprises chez toi, mon petit Thomas. Une
famille nombreuse qu’il disait, avec une femme plutôt petite,
plutôt boulotte, plutôt pas belle, quoi, et plutôt méchante —
mais comment pouvait-il en être autrement avec une marmaille
pareille — qui ressemblait beaucoup à sa mère. Et ton père mon petit Thomas qui devait pas être différent de celui de ton copain Bernard, bon
qu’à donner des coups et à boire.
Il y retournait
pourtant le paternel, comme on retourne chez sa mère ou à la ferme,
cette ferme qu’avait tenu son père à lui en Algérie pour un gros
colon blanc. Avait-il fait le rapprochement, le paternel ? En tout
cas, il a plaint cette femme, ta mère, mon petit Thomas, comme il
avait plaint sa mère, et à craindre son bonhomme comme il avait
craint son propre père, à le craindre et à le respecter, car il
faisait partie le paternel de ces gens qui ne respectent que ceux
qu’ils craignent.
Mon petit Thomas,
t’aurais pu être mon frère, et moi un caldoche comme toi, je ne sais pas si tu me suis de là
où tu es, mais pour un pur esprit ça doit être plus facile.
L’oncle José, le frère de mon père, était aussi un intello
comme moi, autant dire que le paternel ne devait pas le respecter
beaucoup le José quand il était gosse, pas plus que Bernard mon
frangin, ton copain, ne me respectait moi quand j’étais gosse, et
tandis que mon père était petit, costaud, râblé comme Bernard,
José était maigre et grand, grand et gringalet comme moi. Tu vois
l’histoire se répète, mon petit Thomas.
Tu n’habitais même
pas au village minier, à Kouaoua ; quand on prenait la piste il
y avait au pied de la montagne, avant d’entamer
le premier col, un chemin encore plus étroit et poussiéreux qui
s’enfonçait dans la brousse où votre maison était tapie et aux
aguets comme peut l’être une bête sauvage. Était-ce une de ces
maisons qu’on disait en dur ou une de ces baraques en bois montée
à la va-vite, comme on en voyait au bord de la piste, couverte de
tôles ondulées avec une ribambelle de gamins, toi, mon petit
Thomas, avec tes frères et tes sœurs jouant au milieu des poulets,
canards et autres oiseaux de basse cour, un chien ou des chiens au
ventre creux à qui il devait bien manquer une oreille ou une patte,
et un bric-à-brac de ferraille et d’objets usagés et hétéroclites
détournés de leur usage habituel par vos jeux d’enfants sans
jouets. Les nôtres ne valaient guère plus cher. Le paternel nous
avait appris comment on joue avec un cerceau et à faire des
cerfs-volants avec de la ficelle, du papier et du bambou, tandis que les Kanak m’apprenaient à lancer le caillou, et j’avoue que
cela m’amusait beaucoup plus, ce n’était pas les cibles qui
manquaient ; ce n’est que plus tard que je compris, quand en
ethnologie j’appris que l’outil était pour l’homme le
prolongement de son bras, que le caillou avait souvent été le
prolongement de mon bras et m’avait permis de me défendre mieux
qu'ils ne le faisaient. Et ici, en France, mon petit
Thomas, où tu n’es certainement jamais venu, peut-être le pays de
tes rêves d’enfant, on dit qu’il faut avoir le bras long si on
veut faire plus que se défendre : réussir dans la vie, mais ça
ce n’est pas non plus à portée de caillou.
C’était un jeu
aussi que de sauter dans la rivière, entre les rochers, un jeu de
gosse sans jouet ; mais quand je vous y voyais sauter mon frère
et toi, le petit Thomas, je me disais que pour vous deux ce devait
être plus qu’un jeu, qu’un jeu dangereux, qu’un jeu mortel,
mais presque comme un appel. Sûrement encore un truc d’intello,
mais peut-être que maintenant, mon petit Thomas, que tu comprends un
peu mieux les Kanak et leur esprit, tu comprends aussi un peu
mieux le mien, et que s’ils n’ont pas tout à
fait raison ils n’ont pas non plus tout à fait tort. Sûrement
même, mon petit Thomas, que tu leur a donné raison ce jour-là où
tu es allé à la rencontre de ton destin et du rocher. T’es comme
le frangin, tu diras jamais rien sur les tiens, sur ta famille, sur
les coups et les cris, sur les femmes qui ne se laissent pas peloter,
les grosses vaches, sur la poussière de nickel, sur la Heineken, sur
ton mal de vivre qui te fait si mal, alors sans savoir pourquoi tu te
décharges sur qui tu peux, comme le frangin, comme un lâche que tu
n’es pas, mais il faudrait une guerre pour te le prouver, et comme
le frangin tu aimes les armes à feu et te lancer du haut d’un
arbre ou d’un rocher ou d’où tu peux et d’où on ne pense pas
que tu veux te tuer, c’est un secret bien gardé, comme quand on
est gamin et qu’on se jure qu’on ne le dira jamais et qu’on
souffre en silence en attendant que ça passe, et si ça ne passe pas
il y a toujours la rivière et cet arbre et ce rocher et cet appel.
Mon petit Thomas, je
sais que tu as répondu à cet appel et que mon frère continue de
l’entendre, lui qui n’a jamais cessé de se jeter de là où il
pouvait et qu’un jour il réussira et il ira te rejoindre comme se
rejoignent les âmes fraternelles.
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