samedi 25 mai 2019

Le lecteur


A nouveau il sortait de sa vie informe où il vivait dans un présent confus où tout avait du mal à se détacher de façon nette et précise comme dans un récit bien cadré dans le temps et dans l'espace, qui était ce qu'il aimait lire, et lui donnait les idées claires, du moins lui semblait t-il, car à peine quittait t-il son livre et sa lecture qu'il retrouvait le monde tel qu'il l'avait laissé, c'est-à-dire pour lui aussi incompréhensible que jamais. C'était surtout ses semblables qu'il comprenait le moins, en quoi d'ailleurs lui était t-il semblable sinon en apparences ? Derrière les apparences trompeuses, il le savait, il y avait toujours l'autre, celui qu'il ne connaîtrait jamais, et cela aurait pu le rendre fou si les livres n'avaient pas entretenus en lui l'illusion de les prendre par derrière, en traître, là où ils s'y attendaient le moins et se dévoilaient le plus. Il s'en fichait des personnages, c'était toujours l'auteur pour lui qui s'exprimait derrière les personnages comme des marionnettes de théâtre, les agitant à sa guise, leur prêtant ses propres propos, et les investissant en toute impunité de toutes ses pensées qu'on ne pourrait lui reprocher, sa défense était toute prête : ce n'est pas moi qui le dit c'est le personnage et il y a, s'il est nécessaire à l'auteur de s'en défendre davantage, cet autre personnage qui n'est pas d'accord avec lui, allez savoir avec ça qui dit la vérité de l'auteur. Mais on ne la lui faisait pas à lui, les personnages étaient une invention bourgeoise, les bourgeois avaient beau vouloir se cacher – selon leur devise : vivons heureux vivons cachés – derrière leurs personnages comme derrière un paravent ou autant de personnages que de voiles pour masquer leur véritable identité, qu'il n'en demeurait pas moins pour lui que jamais ils ne s'étaient autant montré. Et qu'est-ce qu'il aimait les voir nus, leur beauté comme leur laideur enfin étalées au grand jour ; et ce qu'on appelait la fiction lui semblait alors plus réel que la plus réelle des réalités qui souvent était tragique, parce que là les masques tombaient. Dans les livres aussi les masques tombaient. Chaque personnage était pour lui un masque qui tombait, cela même qu'ils pensaient utiliser pour se cacher les dévoilait à lui qui était incapable de créer le moindre personnage tellement il était authentique, car souvent il se demandait ce qui en lui pouvait choquer les autres – ceux qui se cachaient derrière des personnages ou dans la vie derrière des apparences – eh bien ! c'était sa nudité : son incapacité à créer des personnages n'était que le reflet dans le monde de la fiction de son incapacité dans le monde « réel », enfin, dans le monde des apparences, à s'habiller correctement, à avoir une tenue correcte et irréprochable et peu importe comment il était dessous : beau ou laid. Or, c'était justement cela qui l'intéressait à lui en premier chef : la beauté ou la laideur du monde. Ni l'une ni l'autre ne lui faisait peur. C'était une question de valeurs, de jugements de valeurs. Il pouvait même, s'il le fallait, inverser les valeurs et finissait par trouver beau ce qui était laid. Il n'était d'ailleurs en cela aucunement différent de tous les amateurs d'art et de tous les lecteurs, mais qui eux s'empressaient de reprendre leurs vêtements dès qu'ils sortaient de leur lecture. Car il était pour lui de toute évidence que le livre surprenait le lecteur dans sa nudité, que c'était un miroir dans lequel il se voyait enfin nu, tel qu'il était, se trouvant à la fois beau ou laid. Sans narcissisme pas d'eau du miroir, pas d'art. Et les créateurs ne pouvaient nous montrer que nus parce qu'il n'y avait que ça qui pouvait nous intéresser, et que le créateur quand il fit la créature elle était nue, tous les créateurs quand il font la créature elle est nue ; et ceux qui n'arrivent pas à créer c'est qu'ils n'arrivent pas à cette nudité, empêtrés comme ils le sont dans les apparences, dans leurs vêtements, dans ce qui les habille et qu'ils n'arrivent pas à distinguer de ce qu'ils sont vraiment. Voilà ce qu'il pensait quand il lisait et se régalait de tant de nudité offerte à ses yeux ébahis et qu'à nouveau il se réconciliait avec l'humanité.

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