lundi 27 mai 2019

Le gringalet


Il voyait ce gringalet chevauchant son vélo sortir d'une demeure bourgeoise comme pour se lancer dans le vaste monde qui commençait au pas de sa porte, plein d'une belle assurance qu'il ne devait en rien à son physique. Il mit un peu de temps pour trouver sur sa bécane un équilibre instable, mais soupçonnait t-il un seul instant que cet équilibre fut instable et qu'il n'était plus chez lui bien au chaud, dans la tranquillité et la paix de la demeure familiale. Certainement pas, et mieux valu que non. Cette inconscience qui n'était pas seulement de l'inconscience, mais un mélange d'inconscience et de conscience d'appartenir à un monde protégé semblait portés le gringalet sur son vélo mieux que ses jambes à elles seules ne l'auraient fait. Et puis il y avait la certitude, pas moins consciente, qu'il rentrerait chez lui, et que si le monde extérieur avait un peu altéré, amoindri sa confiance en lui, une fois rentré à la maison il rechargerait les piles. Et il n'aurait pas peur du monde, il étendrait son domaine au-delà des murs de sa maison, le monde deviendrait sa maison ; il y aurait toujours des murs à sa maison ; du monde, du vaste monde, il en aura fait son monde, sa maison, d'où n'entreront et ne sortiront que les gens qu'il aura choisit, ce sera le monde de son choix, ce sera le monde bourgeois, ce sera le monde avec des murs, mais de cela non plus il n'aura pas totalement conscience et croira habiter et vivre dans le vaste monde, dont il aura fait sa propriété. Mais malheur à celui qui dans cette entreprise échouera, car alors il découvrira au pas de sa porte un monde hostile et cruel, qui l'humiliera, qui le châtiera, qui ne lui fera pas de cadeaux, même à noël. L'ignorait t-il ce gringalet à vélo qui avait maintenant disparu dans le vaste monde, monté sur son fragile artefact. Pourquoi fallait t-il à chaque fois qu'il voyait un gosse qu'il revoit le gosse qu'il avait été, insouciant et craintif. Recherchant et ne trouvant jamais la protection et la chaleur des murs du foyer, et qui, n'étant nulle part chez lui croyait être partout chez lui, et de partout se faisant renvoyer plus ou moins gentiment, plus ou moins méchamment. De là la nécessité des murs. Comment pouvait t-il continuer à clamer la nécessité d'un monde ouvert, quand ce monde ouvert ne lui avait pas réussi, quand le monde ouvert ne lui avait inspiré que crainte et défiance, n'avait fait que le rejeter. Lui qui aimait les paradoxes ne voyait t-il pas que le monde ouvert était fait pour ceux qui avaient goûté à la tranquillité et la paix d'une riche demeure familiale et pouvaient s'y ressourcer à loisir, que des murs avaient protégé, longtemps protégé, tandis que lui s'était trouvé justement exposé aux quatre vents d'un monde ouvert. Mais c'est parce qu'il n'était pas si ouvert que cela, se reprenait t-il, sinon il ne s'en serait pas senti rejeté. Il ne fallait plus de murs. C'est les murs qui sont durs. C'est contre les murs qu'on se cogne et se fait mal. Quelle liberté avait dû éprouvé le gringalet quand à peine sorti de la maison de ses parents il avait enfourché sa bécane, il avait cru voir sur ce visage effilé comme une lame de couteau deux petits yeux briller de la joie d'être libre. Toutes les routes du monde lui étaient ouvertes et le passage incessant des voitures ne semblait pas l'effrayé, il y avait un code de la route comme un code de bonne conduite qui le protégeait, on était dans un monde civilisé, et les lois aussi étaient de son côté. Il lui semblait que son monde à lui avait été un monde sauvage, car il n'y avait connu que les cris et les coups, la crainte du plus fort, et ne s'était pas senti protégé, pas plus par des murs que par des lois. Comment était-ce possible que tout le monde ne vécut pas dans le même monde, que ce ne fut pas le même monde pour tout le monde ? En apparence, oui ! En réalité, non ! Mais il entendit au loin une sirène et toujours en lui cette crainte maladive, personne, se dit-il, n'est à l'abri d'un accident, et il se prit à craindre le pire pour le gringalet ; à craindre pas à souhaiter, car il le voulait conscient, pas inconscient, et c'est pour qu'il soit conscient de son bonheur qu'il avait écrit ces quelques lignes.

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