Il voyait ce
gringalet chevauchant son vélo sortir d'une demeure bourgeoise comme
pour se lancer dans le vaste monde qui commençait au pas de sa
porte, plein d'une belle assurance qu'il ne devait en rien à son
physique. Il mit un peu de temps pour trouver sur sa bécane un
équilibre instable, mais soupçonnait t-il un seul instant que cet
équilibre fut instable et qu'il n'était plus chez lui bien au
chaud, dans la tranquillité et la paix de la demeure familiale. Certainement pas, et mieux valu que non. Cette inconscience qui
n'était pas seulement de l'inconscience, mais un mélange
d'inconscience et de conscience d'appartenir à un monde protégé
semblait portés le gringalet sur son vélo mieux que ses jambes à
elles seules ne l'auraient fait. Et puis il y avait la certitude, pas
moins consciente, qu'il rentrerait chez lui, et que si le monde
extérieur avait un peu altéré, amoindri sa confiance en lui, une
fois rentré à la maison il rechargerait les piles. Et il n'aurait
pas peur du monde, il étendrait son domaine au-delà des murs de sa
maison, le monde deviendrait sa maison ; il y aurait toujours
des murs à sa maison ; du monde, du vaste monde, il en aura fait son
monde, sa maison, d'où n'entreront et ne sortiront que les gens
qu'il aura choisit, ce sera le monde de son choix, ce sera le monde
bourgeois, ce sera le monde avec des murs, mais de cela non plus il
n'aura pas totalement conscience et croira habiter et vivre dans le
vaste monde, dont il aura fait sa propriété. Mais malheur à celui
qui dans cette entreprise échouera, car alors il découvrira au pas
de sa porte un monde hostile et cruel, qui l'humiliera, qui le
châtiera, qui ne lui fera pas de cadeaux, même à noël. L'ignorait
t-il ce gringalet à vélo qui avait maintenant disparu dans le vaste
monde, monté sur son fragile artefact. Pourquoi fallait t-il à
chaque fois qu'il voyait un gosse qu'il revoit le gosse qu'il avait
été, insouciant et craintif. Recherchant et ne trouvant jamais la
protection et la chaleur des murs du foyer, et qui, n'étant nulle
part chez lui croyait être partout chez lui, et de partout se
faisant renvoyer plus ou moins gentiment, plus ou moins méchamment.
De là la nécessité des murs. Comment pouvait t-il continuer à
clamer la nécessité d'un monde ouvert, quand ce monde ouvert ne lui
avait pas réussi, quand le monde ouvert ne lui avait inspiré que
crainte et défiance, n'avait fait que le rejeter. Lui qui aimait les
paradoxes ne voyait t-il pas que le monde ouvert était fait pour
ceux qui avaient goûté à la tranquillité et la paix d'une riche
demeure familiale et pouvaient s'y ressourcer à loisir, que des murs
avaient protégé, longtemps protégé, tandis que lui s'était
trouvé justement exposé aux quatre vents d'un monde ouvert. Mais
c'est parce qu'il n'était pas si ouvert que cela, se reprenait t-il,
sinon il ne s'en serait pas senti rejeté. Il ne fallait plus de
murs. C'est les murs qui sont durs. C'est contre les murs qu'on se
cogne et se fait mal. Quelle liberté avait dû éprouvé le
gringalet quand à peine sorti de la maison de ses parents il avait
enfourché sa bécane, il avait cru voir sur ce visage effilé comme
une lame de couteau deux petits yeux briller de la joie d'être
libre. Toutes les routes du monde lui étaient ouvertes et le passage
incessant des voitures ne semblait pas l'effrayé, il y avait un code
de la route comme un code de bonne conduite qui le protégeait, on
était dans un monde civilisé, et les lois aussi étaient de son
côté. Il lui semblait que son monde à lui avait été un monde
sauvage, car il n'y avait connu que les cris et les coups, la crainte
du plus fort, et ne s'était pas senti protégé, pas plus par des
murs que par des lois. Comment était-ce possible que tout le monde
ne vécut pas dans le même monde, que ce ne fut pas le même monde
pour tout le monde ? En apparence, oui ! En réalité,
non ! Mais il entendit au loin une sirène et toujours en lui
cette crainte maladive, personne, se dit-il, n'est à l'abri d'un
accident, et il se prit à craindre le pire pour le gringalet ;
à craindre pas à souhaiter, car il le voulait conscient, pas
inconscient, et c'est pour qu'il soit conscient de son bonheur qu'il
avait écrit ces quelques lignes.
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