mardi 28 mai 2019

La remise des médailles


Il était allé voir lui-même, un peu plus tôt, la danseuse de flamenco qui soulevait sa longue robe à franges et laissait voir des jambes grasses et potelées, tandis qu'elle martelait le sol de ses talons dans un rythme effréné, mais qui répondait aussi à celui des accords de guitare et à la voix grave et sonore d'un gros monsieur assis sur une chaise qui chantait en espagnol et, de temps en temps, tapait lui aussi du pied. C'était cette même robe rouge, ondulant langoureusement, mais contrariée de spasmes frénétiques, qui avait dû aussi attirer son regard, avant d'être fasciné par l'expression du visage et les yeux, contre toute attente, calmes et souriants, de la danseuse de flamenco, car il en avait complètement oublié de retourner sous les bâches tendues qui servaient d'abri aux joueurs d'échecs, en ce jour de pluie. Il pouvait pourtant prétendre à une place sur le podium, et c'était la dernière ronde. Il fallut néanmoins, à la demande de son adversaire, qu'un arbitre alla le chercher, le soustrayant ainsi à l'attraction fatale que pouvait exercer sur lui, comme des élans et contre-élans amoureux dans leur interprétation artistique, les pas de danse de flamenco exécutés avec ce qui lui semblait être la fougue d'un corps encore jeune et d'un cœur qu'animait encore la passion. Il avait des yeux noirs, luisant comme autrefois l'encre dans l'encrier où la plume se perdait sans toucher le fond, et bien des regards pouvaient se perdre dans ses yeux d'un noir profond. Ses cheveux aussi étaient couleur noir de jais. Son corps était mince et habillé sobrement, qu'il en fût autrement n'aurait pas plus retenu son attention, tant c'était cette flamme secrète, mais qui devait brûler en lui si vivement, pour ne pas dire si atrocement, qu'il en dissimulait mal l'ardeur. Était t-il le seul à la percevoir ? Il le regarda sourire et s'asseoir à sa table où l'attendait son adversaire impassible, et décida qu'il ne le quitterait plus des yeux jusqu'à la fin de la partie. Il avait trouvé son homme et ce qui lui ferait attendre la remise des médailles.

Car ce pourquoi il était venu au Parc du Parangon où se déroulait un tournoi d'échecs organisé par son club ce n'était pas la danseuse de flamenco, pas plus que le romantique joueur d'échecs. Non ! Il était venu pour une médaille qu'il avait gagné en équipe, qu'il n'aurait sans doute jamais été capable de gagner tout seul, bien que peut-être plus que chacun des membres de son équipe il l'eût mérité puisqu'il n'avait perdu aucun de ses matchs et avait donc rapporté tous les points à son équipe. Cela ne l'empêcha pas de se sentir mesquin, avide de reconnaissance officielle, à un âge où il devrait avoir dépassé tout ça, où la vanité ne devrait plus avoir d'emprise sur lui, où ce devrait être lui qui remet les médailles et non les reçoit, avec ce détachement et cet air amusé qu'il verrait plus tard s'afficher sur le visage  du maire et de ses adjoints et du responsable de la fédération d'échecs, et ...de tous ces gens d'un âge respectable et au dessus de tous ça, des coupes et des médailles, en connaisseurs de ce que c'est que la vraie vie, riches de leurs expériences des honneurs et du peu d'importance qu'on doit leur accorder. Pourtant, ce n'est pas eux qui lui feraient honte, mais le joueur romantique qui, désinvolte, avait repris place face à un échiquier, et y était maintenant aussi absorbé qu'il l'avait été quelques instants auparavant par la danseuse de flamenco. C'était un être qui semblait tout vivre avec passion. Une vie donc à laquelle les honneurs ne pouvaient rien ajouter, une vie qui se suffisait à elle-même, qui se consumait, brûlait intérieurement sans que rien d'extérieur ne puisse aviver ou altérer sa flamme.

Il avait avancé un pion hardiment, courageusement, inconsciemment peut-être aussi, car il pouvait le perdre à tout moment, loin en camp ennemi ; et voilà que maintenant il le soutenait par un autre petit pion, puis un autre. On aurait dit qu'il voulût dessiner avec tous ses pions le V de la victoire. Tout participait du même élan, tant et si bien qu'on n'eût pu dire s'il venait de l'intelligence ou du cœur, puisqu'il jeta ensuite toutes ses pièces dans la bataille, avec le même risque, avec la même générosité ; tandis que, dans le peu d'espace qu'il lui laissait, son adversaire, emprunt d'une grande gravité, sachant très certainement et que trop qu'il jouait une troisième place sur le podium, ne lâchait rien, opposant une défense circonspecte et tenace, capable d'en décourager plus d'un, et qui, vu sa place dans le classement général, avait dû plutôt bien lui réussir. Le temps s'écoulait inexorablement à la pendule tandis que le joueur romantique n'arrivait toujours pas à faire la différence sur l'échiquier. Certes, sa position était avantageuse, mais encore fallait t-il la convertir en victoire et pour cela il ne devait s'attendre à aucune aide de la part d'un adversaire bien campé sur ses positions et des plus opiniâtre. Un adversaire qui ne fit en effet aucune faute grossière – qu'on appelle une bourde dans le jargon des joueurs d'échecs – qui ne pût favoriser son attaque. Car attaque il y eut et bien des plus romantiques qui soit, car à base de sacrifice. Puisqu'il avait un adversaire matérialiste, eh ! bien, que cela ne tienne, il lui donnerait une pièce pour lui réaliser son attaque romantique. Il se trouva qu'il la mena à bonne fin et ce n'est pas toujours le cas aux échecs. Les romantiques eurent leur époque qui est le 19 ème siècle, et nous sommes au 21 ème siècle, mais il n'en reste pas moins quelques romantiques comme ce joueur d'échecs à qui il adressa un dernier sourire, tandis que son adversaire se plaignait déjà de n'avoir pas pu jouer, opprimé dans son jeu, suffocant dans le peu d'espace qui lui était alloué, et rejetant la faute à ce malheureux pion qu'il avait laissé si tôt s'incruster si avant dans ses positions, oubliant par là-même de rendre hommage à son adversaire et à la combinaison généreuse et flamboyante qui avait mis un terme à leur combat, sans quoi ses propres réticences à se livrer, pour ne pas dire à jouer, auraient eues le dernier mot.

Il n'attendit cependant pas qu'une médaille fut remise au joueur romantique pour quitter le parc du Parangon. Le joueur romantique lui-même, n'avait peut-être pas attendu la remise des médailles et s'en était allé avec la danseuse de flamenco brûler sous d'autres cieux une passion commune et se livrer corps et âmes à la fougue de leur jeunesse. Il s'en était plutôt rentré chez lui après s'être défait de sa médaille à laquelle il n'avait pas jeté le moindre regard. Il l'avait passée autour du cou de sa femme à qui il devait tout, puis s'était rendu dans la salle de bain pour vérifier devant le miroir s'il y avait encore dans son regard cette flamme qu'il avait vu briller dans les yeux du joueur romantique.



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