Il était
allé voir lui-même, un peu plus tôt, la danseuse de flamenco qui
soulevait sa longue robe à franges et laissait voir des jambes
grasses et potelées, tandis qu'elle martelait le sol de ses talons
dans un rythme effréné, mais qui répondait aussi à celui des
accords de guitare et à la voix grave et sonore d'un gros monsieur
assis sur une chaise qui chantait en espagnol et, de temps en temps,
tapait lui aussi du pied. C'était cette même robe rouge, ondulant
langoureusement, mais contrariée de spasmes frénétiques, qui avait
dû aussi attirer son regard, avant d'être fasciné par l'expression
du visage et les yeux, contre toute attente, calmes et souriants, de
la danseuse de flamenco, car il en avait complètement oublié de
retourner sous les bâches tendues qui servaient d'abri aux joueurs
d'échecs, en ce jour de pluie. Il pouvait pourtant prétendre à une
place sur le podium, et c'était la dernière ronde. Il fallut
néanmoins, à la demande de son adversaire, qu'un arbitre alla le
chercher, le soustrayant ainsi à l'attraction fatale que pouvait
exercer sur lui, comme des élans et contre-élans amoureux dans leur
interprétation artistique, les pas de danse de flamenco exécutés
avec ce qui lui semblait être la fougue d'un corps encore jeune et
d'un cœur qu'animait encore la passion. Il avait des yeux noirs,
luisant comme autrefois l'encre dans l'encrier où la plume se
perdait sans toucher le fond, et bien des regards pouvaient se perdre
dans ses yeux d'un noir profond. Ses cheveux aussi étaient couleur
noir de jais. Son corps était mince et habillé sobrement, qu'il en
fût autrement n'aurait pas plus retenu son attention, tant c'était
cette flamme secrète, mais qui devait brûler en lui si vivement,
pour ne pas dire si atrocement, qu'il en dissimulait mal l'ardeur.
Était t-il le seul à la percevoir ? Il le regarda sourire et
s'asseoir à sa table où l'attendait son adversaire impassible, et
décida qu'il ne le quitterait plus des yeux jusqu'à la fin de la
partie. Il avait trouvé son homme et ce qui lui ferait attendre la
remise des médailles.
Car ce
pourquoi il était venu au Parc du Parangon où se déroulait un
tournoi d'échecs organisé par son club ce n'était pas la
danseuse de flamenco, pas plus que le romantique joueur d'échecs.
Non ! Il était venu pour une médaille qu'il avait gagné en
équipe, qu'il n'aurait sans doute jamais été capable de gagner
tout seul, bien que peut-être plus que chacun des membres de son
équipe il l'eût mérité puisqu'il n'avait perdu aucun de ses
matchs et avait donc rapporté tous les points à son équipe. Cela
ne l'empêcha pas de se sentir mesquin, avide de reconnaissance
officielle, à un âge où il devrait avoir dépassé tout ça, où
la vanité ne devrait plus avoir d'emprise sur lui, où ce devrait
être lui qui remet les médailles et non les reçoit, avec ce
détachement et cet air amusé qu'il verrait plus tard s'afficher sur le visage du maire et de ses adjoints et du responsable de la fédération
d'échecs, et ...de tous ces gens d'un âge respectable et au dessus de
tous ça, des coupes et des médailles, en connaisseurs de ce que
c'est que la vraie vie, riches de leurs expériences des honneurs et
du peu d'importance qu'on doit leur accorder. Pourtant, ce n'est pas
eux qui lui feraient honte, mais le joueur romantique qui,
désinvolte, avait repris place face à un échiquier, et y était
maintenant aussi absorbé qu'il l'avait été quelques instants
auparavant par la danseuse de flamenco. C'était un être qui
semblait tout vivre avec passion. Une vie donc à laquelle les
honneurs ne pouvaient rien ajouter, une vie qui se suffisait à
elle-même, qui se consumait, brûlait intérieurement sans que rien
d'extérieur ne puisse aviver ou altérer sa flamme.
Il avait
avancé un pion hardiment, courageusement, inconsciemment peut-être
aussi, car il pouvait le perdre à tout moment, loin en camp ennemi ;
et voilà que maintenant il le soutenait par un autre petit pion,
puis un autre. On aurait dit qu'il voulût dessiner avec tous ses
pions le V de la victoire. Tout participait du même élan, tant et
si bien qu'on n'eût pu dire s'il venait de l'intelligence ou du
cœur, puisqu'il jeta ensuite toutes ses pièces dans la bataille,
avec le même risque, avec la même générosité ; tandis que,
dans le peu d'espace qu'il lui laissait, son adversaire, emprunt
d'une grande gravité, sachant très certainement et que trop qu'il
jouait une troisième place sur le podium, ne lâchait rien, opposant
une défense circonspecte et tenace, capable d'en décourager plus
d'un, et qui, vu sa place dans le classement général, avait dû plutôt bien lui réussir. Le temps s'écoulait inexorablement à la
pendule tandis que le joueur romantique n'arrivait toujours pas à
faire la différence sur l'échiquier. Certes, sa position était
avantageuse, mais encore fallait t-il la convertir en victoire et
pour cela il ne devait s'attendre à aucune aide de la part d'un
adversaire bien campé sur ses positions et des plus opiniâtre. Un
adversaire qui ne fit en effet aucune faute grossière – qu'on
appelle une bourde dans le jargon des joueurs d'échecs – qui ne
pût favoriser son attaque. Car attaque il y eut et bien des plus
romantiques qui soit, car à base de sacrifice. Puisqu'il avait un
adversaire matérialiste, eh ! bien, que cela ne tienne, il lui
donnerait une pièce pour lui réaliser son attaque romantique. Il se
trouva qu'il la mena à bonne fin et ce n'est pas toujours le cas aux
échecs. Les romantiques eurent leur époque qui est le 19 ème
siècle, et nous sommes au 21 ème siècle, mais il n'en reste pas
moins quelques romantiques comme ce joueur d'échecs à qui il
adressa un dernier sourire, tandis que son adversaire se plaignait
déjà de n'avoir pas pu jouer, opprimé dans son jeu, suffocant dans
le peu d'espace qui lui était alloué, et rejetant la faute à ce
malheureux pion qu'il avait laissé si tôt s'incruster si avant dans
ses positions, oubliant par là-même de rendre hommage à son
adversaire et à la combinaison généreuse et flamboyante qui avait
mis un terme à leur combat, sans quoi ses propres réticences à se
livrer, pour ne pas dire à jouer, auraient eues le dernier mot.
Il
n'attendit cependant pas qu'une médaille fut remise au joueur
romantique pour quitter le parc du Parangon. Le joueur romantique
lui-même, n'avait peut-être pas attendu la remise des médailles
et s'en était allé avec la danseuse de flamenco brûler sous
d'autres cieux une passion commune et se livrer corps et âmes à la
fougue de leur jeunesse. Il s'en était plutôt rentré chez lui
après s'être défait de sa médaille à laquelle il n'avait pas
jeté le moindre regard. Il l'avait passée autour du cou de sa femme à qui il devait
tout, puis s'était rendu dans la salle de bain pour vérifier devant le miroir s'il y avait encore dans son regard cette flamme qu'il avait vu briller dans les
yeux du joueur romantique.
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