vendredi 24 mai 2019

La dernière partie de pêche


Il lui arrivait encore de se lever à l'heure où son père partait à la pêche, mais il n'y avait plus de barque à mettre à l'eau. Il regardait cependant toujours le ciel comme il l'avait regardé alors, pour savoir s'ils allaient avoir beau temps ou, pour simplement contempler les premières lueurs de l'aube. Souvent il restait sur la plage, une fois le bateau mis à l'eau, un autre partait avec son père. Et c'était un peu comme ça aujourd'hui, comme si un autre était parti avec son père et qu'il restait encore un peu sur la plage à les voir s'éloigner et à regarder les couleurs du ciel, seule la mer avait disparue, mais la masse sombre des arbres du parc qu'il voyait depuis la table où il écrivait pouvait bien être celle d'une grosse houle comme il y en avait certains matins de pêche. L'habitude de l'écriture aussi devait venir de là, de l'habitude de se lever tôt, de l'habitude de rester seul sur la plage et de regarder la couleur de l'eau du ciel, c'était comme s'il partait à la pêche ou ne partait pas à la pêche, mais les accompagnait par la pensée. Son père était alors un homme fort, et la lourde barque en bois s'éloignait de la plage à grand renfort de coups de rames, de longues et pesantes rames qui prenaient appui sur les dames de nages puis dans l'épaisseur de l'eau d'où elles jaillissaient ensuite pour revenir à nouveau la frapper un peu plus loin, mais dans un mouvement qui semblait aussi naturel et perpétuel à ses yeux que celui de la houle qui elle aussi emportait dans son immobilité apparente et paresseuse l'embarcation à chaque fois un peu plus loin, jusqu'à n'être plus qu'un point à l'horizon, tandis que le jour se faisait de plus en plus jour. Il avait soulevé et porté une grosse pierre qui leur servirait d'ancre, et l'avait déposée au fond de la cale qui était visqueuse et sentait le poisson mort. Tout semblait avoir de la densité et du poids et tranchait avec le ciel et les vaporeux nuages. Le cri perçant et déchirant des mouettes c'était autre chose que le piaillement incessant et presque agaçant des moineaux du parc. Et quand il pensait à son père c'était le cri des oiseaux de mer qu'il entendait par dessus tout, par dessus le piaillement des moineaux, quant à celui qui l'accompagnait c'était Charon, le conducteur de la barque qui disparaîtrait derrière l'horizon. Comme une partie de pêche d'où lui, le père, ne reviendrait jamais. Sa dernière partie de pêche. Et mourir en mer c'était bien plus romantique que de mourir sur terre, bien moins dramatique aussi, comme un voyage vers une autre rive. Et il aimait s'imaginer ainsi la mort de son père qui avait tellement aimé la mer, autant que peuvent l'aimer les apatrides. Ce n'est pas que son père n'eut pas de patrie, mais il lui plaisait aussi de penser que la seule véritable patrie de son père c'était la Méditerranée, cette mer qui l'avait justement porté d'une terre à une autre, d'une rive à une autre, et de considérer que son séjour sur terre n'avait été qu'un long exil. Jamais en effet il n'avait vu son père si heureux que de prendre la mer, que ces matins de pêche où il l'aidait à mettre le bateau à l'eau, puis le chargeait d'une lourde pierre et le regardait comme s'enfoncer derrière la ligne d'horizon, tandis que le jour semblait se lever pour lui, pour lui seul.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire