Il ne
l'avait jamais vu que de loin, des quais de Seine avec quelques
mendiants, qui ne pouvaient être selon lui que des rescapés de la cour des miracles. Ce qui l'en avait
toujours tenu éloigné c'étaient les touristes. Une fois ou deux peut-être
il s'était retrouvé parmi eux sur le parvis, mais une longue queue
l'avait dissuadé d'entrer dans la cathédrale et aujourd'hui qu'il
la voyait brûler à la télévision il se demandait si cela était bien
réel. Ce monument de pierre qui continuait à rassembler autour de lui
tant de gens animés par la foi ou par la curiosité la
regardaient brûler, et on aurait dit un immense bûcher comme il
devait y en avoir au Moyen-âge. On avait dû les faire reculer,
installer un périmètre de sécurité autour de ce brasier, et ils
devaient être comme des animaux à la fois attirés et effrayés. Le
vivre physiquement, dans leur tripes, avant de réaliser vraiment ce
qui se produisait sous leurs yeux. Puis, comme lui, ça devait les
renvoyer à des représentations, des constructions de l'esprit,
encouragées par tous ce qu'ils avaient pu lire ou voir ou entendre à
son propos. Si bien que les journalistes sur les lieux et procédant
aux premiers interviews essayaient, plutôt que de leur donner la
parole, de leur rendre la parole, de les tirer de leur effarement pour
recevoir à chaud cette émotion vivante que les pierres, de ne pas
avoir été ainsi réchauffées, n'auraient peut-être pas été si
aptes à susciter, voire à ressusciter; la ferveur religieuse s'étant passablement
refroidit au cours des siècles. Pourtant, il avait lui aussi la
gorge nouée et les larmes aux yeux. Il était catholique non
pratiquant. Il aurait pu être musulman pratiquant, se disait t-il,
cela n'aurait rien changé. L'émotion n'est pas religieuse,
l'émotion est simplement humaine, voire animale. On lui cherche une
expression et l'on peut se tromper. Il se disait que d'ailleurs les
médias allaient se tromper dans les jours à venir sur la forme à
donner à cette émotion partagée ; et qu'ils se trompaient
déjà en la rattachant à la culture et l'histoire avec un grand H,
car elle était pour lui, surtout, pour ne pas dire seulement, rattachée à une
histoire toute personnelle.
Souvent il
avait choisit de ne pas passer très loin de Notre-Dame quand il
habitait encore dans le onzième arrondissement parisien et se promenait
beaucoup. Ces promenades ressemblaient beaucoup à des errances
auxquelles il essayait néanmoins de donner un but, et immanquablement
ses pas le ramenaient près de la cathédrale. Elle devait cependant
l'impressionner pour qu'il n'osa trop s'en rapprocher, ou s'en
approchant accélérer le pas. Pas très loin, aux alentours, il y
avaient des rues pavées et des squares où le soir tard
de pauvres gens trouvaient refuge. Plutôt sombres, pas très éclairées et pas très
animées, tandis que de loin, des quais, elle se détachait comme une
immense nef invitant au voyage. Jamais il n'avait tant aimé la voir qu'à l'aube ou au
crépuscule, tandis qu'elle semblait prendre feu et c'est pourquoi il
n'avait pu s'empêcher d'aimer les images de Notre-Dame sous les
flammes. Qu'elle brûla sous les flammes de l'enfer, une
représentation qui datait du Moyen-âge, de cette façon qu'ils
avaient de vivre la religion au Moyen-âge et qui demeurait cependant
dans les esprits les plus primitifs, cette idée aussi, il est vrai, lui traversa
l'esprit. C'était sans doute un de ses esprits religieux, que dis-je, les
sous-bassement d'un esprit religieux que le sien, qui se refusait de
la vivre au grand jour, tant cela aurait pu paraître démodé, voire
suspect. Mais maintenant que la cathédrale brûlait ses flammes
ranimaient « d'anciennes croyances » si proches encore de
la superstition. Sans doute que les gorgones aussi comme des monstres
sacrés l'en avait tenu à l'écart. Et cette citadelle de Dieu n'en
était pas moins une citadelle à ses yeux. Elle lui faisait peur
sans lui faire peur. Elle lui faisait peur parce que la peur, la
vraie peur, est toujours infondée. Elle ne lui faisait pas peur parce
qu'elle ne représentait à ses yeux aucun danger, parce qu'il
n'aurait jamais pu s'imaginer que la flèche de Viollet-le-Duc put
s'effondrer sous l'effet des flammes. Qui l'aurait cru ? La
pierre, ce matériau bien qu'ancien est encore ce qui donne le plus
l'impression de solidité et de durabilité. La pierre fonde
l'éternité, c'est comme cela qu'il l'aurait exprimé et c'est
l'impression que Notre-Dame lui laissait et pourquoi il se sentait si
petit à ses pieds, sentiment qui ne faisait que croître à mesure
qu'il en approchait et qui l'aurait fait reculer si en homme de son
temps il ne s'était retenu d'avoir des réactions si primaires et
instinctives.
Cependant, quand il
pensait à Notre-Dame il pensait surtout à la fille au chapeau.
Elle n'habitait pas loin de là dans une grande bâtisse en pierre.
En face, au même étage, il lui suffisait de se mettre à la
fenêtre, il y avait les compagnons, ceux qui avaient construit
Notre-Dame il y a des siècles de ça. Parce que la cathédrale était
plus une œuvre d'art qu'une œuvre de Dieu et, plus qu'une œuvre
d'art, l'œuvre d'artisans : les compagnons. La fille au chapeau
aimait se mettre nue devant cette fenêtre, nue sous son grand
chapeau et c'était comme leur faire un pied de nez ou se montrer à
eux comme une œuvre d'art en chair et en os ou comme le créateur lui avait donné corps. Il n'y avait plus
beaucoup de vendeurs de chapeau à Paris et souvent il l'avait
accompagné dans sa recherche de chapeliers, trouvant par là un but
à ses errances, car elle n'était pas étrangère à ce genre de
vagabondage dans les rues de Paris. C'est d'ailleurs lors d'un de ces
vagabondages ou lors d'une de ces errances qu'ils s'étaient
rencontrés. Ce devait être un mois d'été car le soleil était encore haut dans le ciel et l'ombre du chapeau couvrait son visage mieux que
ne l'aurait fait une voilette comme il s'en portait à un siècle
qu'elle souffrait n'être plus le sien mais celui des cathédrales.
Alors, il regardait ses longues jambes, qui paraissaient d'autant plus longues qu'elle
portait une jupe plutôt courte, et c'est ces longues jambes qu'il
avait suivi jusqu'à leur domicile. Auparavant, ils avaient longé les
quais, pris une de ces ruelles étroites et pavées comme il y en a à
proximité de Notre-Dame où ces longues jambes avaient allongé le
pas parce qu'elle n'était pas chrétienne ? Non ! Elle
était chrétienne. Parce qu'elle était chrétienne et animée sans
doute par le sentiment de la faute et du péché, tout en étant une
femme de son temps. Lui ne pensait plus qu'à baiser. Les tours de la
cathédrale et la flèche de Viollet-le-Duc ne lui faisait même pas
lever la tête au ciel. Elle avait des chevilles très fines qui
n'arrêtaient cependant pas son regard. Pas plus son regard que son
désir d'elle. Elle ne parlait pas, les paroles auraient été de
trop. Il aurait aussi noté un certain défaut de langue. Il la
suivait comme on aurait suivit une prostituée, mais ce n'était pas
une prostituée. Elle était professeur de français, comme elle le lui
apprendra plus tard, dans un chuintement de lèvres. Mais, pour l'instant, son regard
remontait le long de ses jambes dont il n'arrivait plus à se
détacher, tandis que sa jupe, ballottée par leurs mouvements souples
et amples, lui donnait le tournis quand il pensait que c'était son
cœur qui allait chavirer. Il croyait encore en l'amour et l'amour
aurait pu lui faire croire en Dieu, il avait cet âge ou tout est
encore possible. Un moment il avait regardé en direction de
Notre-Dame et avait même fait un vœux, mais on ne peut pas dire que
c'était un vœux pieux, à moins que dans une conception plus large
de l'église et de la religion on fasse entrer l'amour charnel dans
l'amour de Dieu. En tout cas, il avait été écouté et en sera à
jamais reconnaissant, il ne saurait dire si à Dieu ou à Notre-Dame,
mais c'est lui qui brûlait ce jour-là pour la fille au chapeau.
Très vite elle enjamba les marches en bois des escaliers qui
devaient les mener jusqu'à son palier et lui découvrit sa petite
culotte blanche. Elle avait toujours son chapeau sur la tête quand
tout le reste de ses vêtements, la petite culotte blanche y compris,
gisaient sur le plancher du séjour qui faisait aussi office de
chambre à coucher. La lumière d'un jour déclinant était la seule
lumière qu'une fenêtre sans rideaux, celle qui donnait chez les
compagnons, leur apportait. Elle apportait plus d'ombres que de
lumière et l'on se serait dit à l'intérieur d'une cathédrale que
seule la lumière des vitraux aurait éclairée. Après lui avoir
caressé les seins, puis être remonté le long de ses cuisses, il
finit par lui ôter le grand chapeau qui avait jusque là tenu dans
son ombre un bec-de-lièvre. Elle s'autorisa alors quelques
chuintements dans le creux de son oreille. Puis, ils s'enflammèrent.
Ces deux corps en flammes, visibles depuis la fenêtre des
compagnons, on aurait dit les deux tours de Notre-Dame avec au milieu
la flèche de Viollet-le-Duc. Que Dieu ait pitié d'eux, ils
s'aimaient comme seul les hommes (et les femmes) savent s'aimer.
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