Il se disait
que la réalité n'avait pas prise sur lui, mais parfois il se disait
aussi : ce sont les représentants du réel et ils vont
m'attraper et m'obliger à revenir dans la réalité ; ce n'est
pas comme revenir à moi, poursuivait t-il, mais plutôt me perdre,
ils veulent ma perte en me ramenant à la réalité, la réalité
c'est chez eux, chez eux ce n'est pas chez moi. Voilà ce qu'il se
disait en repensant au jour où on lui avait arraché un livre des
mains. C'était comme si on avait voulu l'arracher à son monde pour
le ramener au nôtre de monde. Mais la plupart du temps on
s'accommodait bien de son absence au monde pour lui soutirer tout ce
que ce monde accorde de bien-être. Ce bien-être qui ne lui manquait
pas, de sorte qu'il ne prenait jamais ou que rarement et tardivement
conscience de ce qui lui avait été soustrait. On aurait pu aussi
lui reprocher de ne pas se battre pour ce pourquoi tout le monde se
battait, ou, s'il se battait, de le faire pour des raisons que
personne d'autre que lui ne pouvait comprendre. Tant et si bien que
s'il venait à mourir on dirait qu'il n'avait pas vécu, sans
préciser dans lequel des deux mondes il n'avait pas vécu. La
plupart des gens comme lui, ne nous le cachons pas, passent pour des
êtres faibles, pour ne pas dire pour des simplets. Ah ! si l'on
savait qu'il ne nous jugeait pas différemment : trop simples,
trop entiers, trop engagés, trop croyants en nous-mêmes, trop
confiants, trop sûrs de ce que nous sommes, trop restreints dans
notre définition de nous-mêmes, trop limités dans notre
appréhension de l'autre, sujet à clichés comme à quolibets,
vengeance inconsciente de notre incapacité à le cerner, vengeance
vaine et stérile contre tout ce qui échappe à notre entendement.
Oui ! C'est comme cela qu'il les voyait ceux qu'il appelait les
représentants du réel. Aussi des faibles, des lâches, si prompts
à rechercher l'alliance des plus forts et à fondre sur les plus
faibles, moyen facile d'exercer leur force, leur toute puissance qui
n'accepte pas la contestation et encore moins de n'avoir pas prise
sur lui. Ces représentants du réel n'étaient que du vent, et lui
ce vide sidérant contre lequel ils s'épuisaient vainement. Mais il
n'arrivait pas à leur en vouloir, comme eux pouvaient lui en
vouloir, de ne pas habiter le même monde (en tout cas pas de la même
façon). La preuve en est qu'il salua l'arrivée d'internet comme la
leur d'arrivée dans son monde à lui, où il était prêt à les
accueillir à bras ouverts. Mais quelle ne fut pas sa déception
lorsqu'il s'aperçut que le même esprit poussiéreux, voire
nauséabond, envahissait la toile, encrassait la toile, au point de
la rendre irrespirable, aussi irrespirable ce monde soi-disant
virtuel que le monde réel où il ne pouvait plus respirer. Non !
Internet n'était pas son monde mais bien le leur, pas si virtuel que
ça depuis que les représentants du réel avaient mis la main
dessus.
Un jour, il
avait eu très peur. Il avait reçu un e-mail de sa mère dont il
était sans nouvelles depuis plus de vingt ans bien qu'elle n'ait
jamais habité avec lui, dans son monde à lui, eussent t-ils vécus
sous le même toit. Il se terminait par jusqu'à demain matin
12/04 11h, ultimatum maternel autorisée par acheteur.
Avant, on pouvait lire : des lois, des gens que tu
indisposes par un comportement d'ingrat inconscient.
Bien sûr, ni le ton comminatoire employé ni les menaces proférées
n'avaient prises sur lui, pas plus que le vent soufflant sur un vide
sidéral. Elle n'avait donc aucune idée de qui il était ni de quel
monde il habitait, lui son fils. Mais il était clair aussi pour lui
que sa génitrice le rappelait au monde où elle l'avait lâchement
abandonné. Les représentants du réel étaient aussi ceux de
l'autorité en commençant par l'autorité parentale dont la mère
dans son e-mail se prévalait tout en se faisant fort de la loi et
des gens, qui tous deux seraient de son côté à elle, du côté du
réel, auquel il fallait rappeler cet inconscient ingrat puisque
c'est à elle qu'il devait d'y appartenir à ce monde là, bien qu'il
semblait n'en avoir aucune gratitude à son égard. Un monde de
notaires qui prennent acte, et de signatures. Il n'avait pas voulu
donner sa signature à un acte de vente. A lui qui ne prenait que
rarement et tardivement conscience de ce qui lui avait été
soustrait on voulait arracher une signature et avec cette signature
un dernier bien des mains. Cette fois-ci ce n'était pas un livre
qu'on voulait lui arracher des mains mais un bien immobilier, d'où,
l'on pouvait ne pas comprendre sa résistance à s'en faire
déposséder, ce n'était pas son monde à lui, et par conséquent ce
n'était pas son bien à lui. Et c'est en quoi il eut peur comme
jamais il n'avait eu peur. Non pas qu'une fois de plus on s'accommoda
de son absence au monde pour lui soustraire tout ce que ce monde
accorde de bien-être, car ce bien-être ne lui manquait pas. Non !
Mais ce dont il avait peur c'est que ce bien immobilier, s'il n'y
renonçait pas, le ramena au monde des notaires, des signatures, des
lois, de l'argent, de la mère, des gens, des représentants du réel.
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