lundi 15 avril 2019

Les représentants du réel


Il se disait que la réalité n'avait pas prise sur lui, mais parfois il se disait aussi : ce sont les représentants du réel et ils vont m'attraper et m'obliger à revenir dans la réalité ; ce n'est pas comme revenir à moi, poursuivait t-il, mais plutôt me perdre, ils veulent ma perte en me ramenant à la réalité, la réalité c'est chez eux, chez eux ce n'est pas chez moi. Voilà ce qu'il se disait en repensant au jour où on lui avait arraché un livre des mains. C'était comme si on avait voulu l'arracher à son monde pour le ramener au nôtre de monde. Mais la plupart du temps on s'accommodait bien de son absence au monde pour lui soutirer tout ce que ce monde accorde de bien-être. Ce bien-être qui ne lui manquait pas, de sorte qu'il ne prenait jamais ou que rarement et tardivement conscience de ce qui lui avait été soustrait. On aurait pu aussi lui reprocher de ne pas se battre pour ce pourquoi tout le monde se battait, ou, s'il se battait, de le faire pour des raisons que personne d'autre que lui ne pouvait comprendre. Tant et si bien que s'il venait à mourir on dirait qu'il n'avait pas vécu, sans préciser dans lequel des deux mondes il n'avait pas vécu. La plupart des gens comme lui, ne nous le cachons pas, passent pour des êtres faibles, pour ne pas dire pour des simplets. Ah ! si l'on savait qu'il ne nous jugeait pas différemment : trop simples, trop entiers, trop engagés, trop croyants en nous-mêmes, trop confiants, trop sûrs de ce que nous sommes, trop restreints dans notre définition de nous-mêmes, trop limités dans notre appréhension de l'autre, sujet à clichés comme à quolibets, vengeance inconsciente de notre incapacité à le cerner, vengeance vaine et stérile contre tout ce qui échappe à notre entendement. Oui ! C'est comme cela qu'il les voyait ceux qu'il appelait les représentants du réel. Aussi des faibles, des lâches, si prompts à rechercher l'alliance des plus forts et à fondre sur les plus faibles, moyen facile d'exercer leur force, leur toute puissance qui n'accepte pas la contestation et encore moins de n'avoir pas prise sur lui. Ces représentants du réel n'étaient que du vent, et lui ce vide sidérant contre lequel ils s'épuisaient vainement. Mais il n'arrivait pas à leur en vouloir, comme eux pouvaient lui en vouloir, de ne pas habiter le même monde (en tout cas pas de la même façon). La preuve en est qu'il salua l'arrivée d'internet comme la leur d'arrivée dans son monde à lui, où il était prêt à les accueillir à bras ouverts. Mais quelle ne fut pas sa déception lorsqu'il s'aperçut que le même esprit poussiéreux, voire nauséabond, envahissait la toile, encrassait la toile, au point de la rendre irrespirable, aussi irrespirable ce monde soi-disant virtuel que le monde réel où il ne pouvait plus respirer. Non ! Internet n'était pas son monde mais bien le leur, pas si virtuel que ça depuis que les représentants du réel avaient mis la main dessus.

Un jour, il avait eu très peur. Il avait reçu un e-mail de sa mère dont il était sans nouvelles depuis plus de vingt ans bien qu'elle n'ait jamais habité avec lui, dans son monde à lui, eussent t-ils vécus sous le même toit. Il se terminait par jusqu'à demain matin 12/04 11h, ultimatum maternel autorisée par acheteur. Avant, on pouvait lire : des lois, des gens que tu indisposes par un comportement d'ingrat inconscient. Bien sûr, ni le ton comminatoire employé ni les menaces proférées n'avaient prises sur lui, pas plus que le vent soufflant sur un vide sidéral. Elle n'avait donc aucune idée de qui il était ni de quel monde il habitait, lui son fils. Mais il était clair aussi pour lui que sa génitrice le rappelait au monde où elle l'avait lâchement abandonné. Les représentants du réel étaient aussi ceux de l'autorité en commençant par l'autorité parentale dont la mère dans son e-mail se prévalait tout en se faisant fort de la loi et des gens, qui tous deux seraient de son côté à elle, du côté du réel, auquel il fallait rappeler cet inconscient ingrat puisque c'est à elle qu'il devait d'y appartenir à ce monde là, bien qu'il semblait n'en avoir aucune gratitude à son égard. Un monde de notaires qui prennent acte, et de signatures. Il n'avait pas voulu donner sa signature à un acte de vente. A lui qui ne prenait que rarement et tardivement conscience de ce qui lui avait été soustrait on voulait arracher une signature et avec cette signature un dernier bien des mains. Cette fois-ci ce n'était pas un livre qu'on voulait lui arracher des mains mais un bien immobilier, d'où, l'on pouvait ne pas comprendre sa résistance à s'en faire déposséder, ce n'était pas son monde à lui, et par conséquent ce n'était pas son bien à lui. Et c'est en quoi il eut peur comme jamais il n'avait eu peur. Non pas qu'une fois de plus on s'accommoda de son absence au monde pour lui soustraire tout ce que ce monde accorde de bien-être, car ce bien-être ne lui manquait pas. Non ! Mais ce dont il avait peur c'est que ce bien immobilier, s'il n'y renonçait pas, le ramena au monde des notaires, des signatures, des lois, de l'argent, de la mère, des gens, des représentants du réel.

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