Il y a des
coïncidences qui ne sont peut-être pas des coïncidences. J'ai
ramené mon mobilier : une table en verre, quatre
chaises en rotin, un fauteuil, du studio où j'habitais avant de
connaître Nisa. On a vécu deux ans chez moi avant de venir ici,
chez elle. Mon studio était au 2 rue Keller, près de la Bastille à
Paris. Son appartement grand standing est au 50 quai du parc, près
des bords de marne à Saint-maur. La table en verre, les quatre
chaises en rotin et le fauteuil du studio sont maintenant sur la
véranda de l'appartement grand standing qui a à peu près la
dimension du studio. S'y est ajouté un matelas jeté à même le
sol, c'est là que je dors. Au studio il y avait un futon, mais je ne
l'ai pas ramené.
Voilà enfin
réunies les conditions de ma pauvreté. Ce n'est pas exactement ça
ce que je me suis dit. Mais jamais je ne me suis vu riche, et je ne
me verrai jamais riche. Puis voilà que ma riche femme tombe malade,
que son patrimoine est confisqué par les banques et que je dois
gérer ses maigres revenus, sa petite retraite de coiffeuse, tandis
que l'argent qu'elle a mis consciencieusement de côté pendant une
vie de dure labeur dort à la Société Générale et à la Poste où
fait des petits qu'elle ne verra jamais. Ce n'est pas qu'ont aient
ensemble dépensé sans compter pendant ses années où ma
femme était une belle femme en bonne santé, mais on a vécu.
Je crois
tenir là la différence essentielle entre un riche et un pauvre.
Un riche vit tandis qu'un pauvre ne vit pas, c'est cela que l'on
appelle vivre pauvrement où avoir une vie pauvre. Il y a peut être
plus de trois ans qu'on n'a pas pris de vacances. Et cela fait à peu
près un an que je vis sur la véranda sans chauffage mais avec de bonnes couvertures. Pour que ma femme puisse
demeurer en bas dans le vaste salon avec son podium et son mur miroir, où il y a aussi deux canapés et la télé. C'est ce qui surprenait
celui qui entrait dans cet appartement grand standing et faisait
toute sa fierté, le podium, le miroir, les canapés. C'est aussi une coïncidence qui n'est pas une
coïncidence que ce soit là qu'elle dorme maintenant, sur ce canapé
où harassée de fatigue, n'ayant même pas la force d'aller jusqu'à
sa chambre, elle s'endormait seule devant la télé, après une
journée de plus de dix heures de travail.
Elle est à nouveau seule chez elle aujourd'hui. Bien que je sois là ou plutôt sur la
véranda sans télé mais avec l'ordinateur. Bien qu'en bas, sur
l'autre canapé il y ait Martine qui veille sur elle nuit et jour. Elle
a retrouvé son appartement. J'ai retrouvé mon studio. On dort comme
on a toujours dormi, quand on dormait l'un sans l'autre. A tous notre
situation paraîtrait anormale. Mais moi je dis qu'elle est rentrée
dans la normalité. Jamais je ne me suis vu riche. Jamais elle ne
s'est vue pauvre. Et je suis aujourd'hui le pauvre comme tous les
pauvres qui permettent par leurs actions conjuguées que les riches
soient riches et le demeurent jusqu'à la fin des temps. C'est ce que
je me suis dit pour Nisa : tu ne connaîtras pas la maison de
retraite parce qu'en maison de retraite il n'y a que des pauvres :
un riche vit tandis qu'un pauvre ne vit pas, et on ne vit pas en
maison de retraite, on meurt.
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