Il était 4
heures du matin. Il avait vu l'heure à sa montre qu'il avait posée la veille au soir sur la petite table basse
près du canapé où il s'était endormi. Il allait se lever pour retranscrire
directement sur son ordinateur ce rêve qui lui
paraissait si étrange quoique par ailleurs tout lui parut familier,
éloigné et proche à la fois. Il tacherait ensuite de se l'expliquer. Déjà
il savait que dans ce cas Freud ne lui serait d'aucune
utilité. 
Un homme aux
cheveux grisonnants, et blanc comme un cachet d'aspirine, un zoreil, était tout excité d'être comme tombé du ciel près du transbordeur, le tapis roulant qui déversait à longueur de journée quantité de nickel dans la baie aux
eaux boueuses, ce qui n'avait à première vue rien d'excitant. Il devait être encore sous le choc de quand on lui avait appris qu'il venait de gagner un séjour sur une île paradisiaque du Pacifique. Tout à sa joie et à son bonheur il ne devait pas encore réaliser où il était tombé. Un caterpillar passa près de lui, ce gros engin monté sur chenille et armé d'une grosse pelle mécanique fut loin de l'impressionner. Notre homme se retrouva dessus en moins de temps qu'il ne faut pour le dire et continua à crier sa joie d'être là, quoiqu'on ne l'entendit pas. Celui qui conduisait était tout à son
travail, et, ne s'apercevant pas de sa présence,
continua, comme s'il n'eût pas existé, dans un fracas de terre et de pierre, à démolir ce qu'il
avait à démolir.
Puis cet homme, le zoreil, disparut pour réapparaître aussitôt sur une route goudronnée, qui
s'élevait tout en se rétrécissant, au dessus de la mer. C'était inquiétant mais il ne s'inquiétait pas. Il aperçut une première femme en manou et claquette qui marchait sur ce qui ne pouvait même pas s'appeler un bout de trottoir, indifférente aux véhicules qui pouvaient bien la croiser. Jamais il n'avait vu de femme aussi sobrement vêtu. Un peu plus loin, une autre encore, habillée de la même façon. Puis une autre encore. Et encore une autre. Rien ne semblait les différencier sinon la couleur et les motifs du manou, mais il n'était pas habitué à distinguer les femmes de la sorte. C'étaient des Kanak. On lui avait dit que c'était des Kanak. Et sûrement se contentait-il de répéter en lui-même que c'étaient des Kanak. Elles paraissaient tout aussi indifférentes à lui qu'il l'était à elles, ne semblant pas s'apercevoir de sa présence, et elles ne devaient pas se poser à son encontre plus de questions qu'il ne se posait sur elles, et sur ce qu'elles pouvaient bien faire là, et où elles pouvaient bien aller toute seule à pieds et loin de tout. C'était un Blanc, et les Blancs allaient toujours quelque part où ils étaient pressés d'aller, tandis qu'elles elles avaient tout leur temps, et ça se voyait.
Maintenant le zoreil avait peur. La route s'était beaucoup rétrécie tout en s'élevant
au-dessus de l'eau et bientôt il allait y être précipité. En bas, c'était la baie de l'Anse Vata, le paradis des Blancs, mais il ne voulait pas mourir, même pas au paradis des Blancs. Heureusement pour lui il se réveilla. C'est là qu'il vit à sa
montre qu'il était 4 heures du matin et décida néanmoins qu'il
réfléchirait un petit peu sur ce rêve calédonien qui l'avait
réveillé si tôt, de sorte que ce ne soit pas pour rien, il y avait
peut- être quelque chose à en extraire, quelque chose qui ne soit pas du nickel. En
France. Longtemps après son retour en France, s'étaient déroulées
ce que l'on appela les événements de la grotte d'Ouvéa. Si sa
mémoire était bonne cela parlait d'une tuerie occasionnée par les Kanak et réprimée dans le sang par la gendarmerie française.
C'était ainsi que la Nouvelle Calédonie devait faire irruption,
comme un volcan, dans la vie des français. Ce n'était plus cette île paradisiaque du Pacifique sud, ou, sur cette image qui était fausse, venait
naturellement s'inscrire maintenant une autre image qui était toute
aussi fausse qu'elle. C'est pourquoi son rêve Calédonien n'était pas dénué
d'intérêt. Il prenait à ses yeux le contre-pied de toutes ces
images fausses, et venait l'éclairer sur ce qu'il avait vécu en
Nouvelle-Calédonie.
Le petit
zoreil qu'il était, tombé directement du ciel sur Kouaoua, village minier de la côte est, avait
d'abord rêver puis avait peu à peu pris conscience d'où il avait mis les
pieds :
une fois le rêve passé, il s'était réveillé. C'était longtemps avant les événements
de la grotte d'Ouvéa. Beaucoup de signes annonciateurs déjà de la
prochaine irruption du volcan. Mais il serait plus juste de dire
qu'il n'y a pas de volcans en Nouvelle-Calédonie, que la
Nouvelle-Calédonie n'est pas une île volcanique, mais que le zoreil
et le Kanak sont tout aussi étranger et étrange l'un à l'autre
que dans le rêve calédonien, ne se voyant pas plus l'un et l'autre
qu'ils ne se voient dans le rêve calédonien. Puis il y a cette
chute irrémédiable dans l'eau, la route s'élevant et se
rétrécissant de plus en plus, à moins qu'on ne se réveille avant,
comme lui à 4 heures du matin. 4 heures du matin, c'était aussi l'heure
à laquelle Kamadja, le petit zoreil, devait se lever quand il allait prendre
le bus qui allait l'amener lui et les petits Kanak de Kouaoua à
Nouméa, de la brousse à la ville blanche.
quelle SURPRISE de pouvoir savourer un tel passage de VIE SURTOUT pour moi qui ai eu l IMMENSE BONHEUR de vivre aussi dans ce lieu paradisiaque!
RépondreSupprimerMERCI et continue encore lontemps lontemps à nous offrir ces SUPERBES
poèmes.....