vendredi 11 mars 2016

L'homme devant sa télé

Ca commençait bien. Un film de pur divertissement, en noir et blanc, certes, mais comme il les aimait, à la sauce Hollywoodienne, où l'action battrait son plein et le suspense ne manquerait pas. C'était en tout cas ce dont il avait le plus besoin ce soir-là pour se changer les idées et se reposer de sa tâche d'écriture, tâche ingrate s'il en est, qui ne lui avait causé que des déceptions amères et l'avait amené là où il se trouvait.

Il y avait un type dans la piscine (c'est sur cette image prometteuse que le film commençait) il flottait sur le ventre, tout habillé et inerte. Il devait être mort la bouche ouverte car c'était lui qui parlait et qui parlerait pendant tout le film. Il ne la fermerait donc jamais. C'était sans doute ce qu'ils s'appelaient la voix off au cinéma. Cette voix off avait l'art de l'énerver, tout du moins au début. Si le film prétendait gagner ses lettres de noblesse en donnant dans le genre littéraire il le perdrait à lui qui était pourtant bon public, car ce n'était pas vraiment ce qu'il était venu chercher là.

Il n'était pas là devant sa télé pour se triturer l'esprit, en quête d'un procédé narratif, d'un personnage, mais décida quand même de se laissé porter par cette voix off qui d'ailleurs semblait à elle seule porter tout le film; du moins jusqu'au moment où apparu à l'écran le visage si limpide et si expressif de Norma Desmond, star déchue du cinéma muet qui, à elle seule, par sa seule présence, mais quelle présence! présence délicieuse et surannée arrivait encore à faire taire cette voix off, enfin, à l'interrompre.

Quand Joe, scénariste manqué, poursuivi par les huissiers, échoue dans une luxueuse villa de Beverly Hills et que Max le majordome le conduit jusqu'à elle, jusqu'à la star du muet, jusqu'à Norma Desmond, il ne sait pas encore (comment le saurait-t'il?) qu'il est tombé entre ses griffes et qu'il n'en sortira pas vivant. Pourtant la voix off qui se confond maintenant avec celle de Joe trouve l'endroit plutôt mal éclairé, presque sinistre, quoique grandiose.

Tandis que l'homme devant sa télé était de moins en moins l'homme devant sa télé et de plus en plus Joe. Rien à dire là-dessus: le procédé d'identification au protagoniste était une machine bien huilée qui marchait à pleine turbine, et ceci, d'autant plus qu'il ne cherchait pas vraiment à y résister, à y mettre son grain de sel. Avec Joe il subissait l'envoûtement des lieux et l'ascendant de Norma Desmond. Et ce n'est pas l'envie qui leur manquaient à tous les deux de s'y soustraire mais l'énergie, cette force de caractère dont Joe et lui semblaient totalement dépourvus et que ce dernier se reprochera plus tard de ne pas avoir eu, alors qu'il était encore temps. 

Quant à Norma Desmond et la villa de Beverly Hills, c'était visible dès le premier coup d'oeil (de la caméra), ils souffraient du même mal, d'avoir été abandonné, d'être isolé du monde; ce qui les rendait tout à la fois désuets et anachroniques, touchants et ridicules, comme revenus des fastes du passé, tristes comme un lendemain de fête. Norma et Max, le majordome, et Joe, le scénariste manqué, ne suffiraient pas à remplir une maison trop grande, dont les trop nombreuses et trop vastes pièces ne faisaient qu'ajouter au sentiment d'abandon et de solitude leur surface inoccupée, sinon par des objets de valeur d'un autre âge. L'ombre et la lumière qui se partageait l'espace revêtait tout d'un aspect fantomatique. Le noir et blanc était bien la couleur de ce film qui méritait aussi ce titre de Boulevard du crépuscule.

Tout ce qu'il y avait encore de vivant chez Joe semblait vouloir s'insurger contre cette façon de vivre hors du temps, de son temps à lui, pour vivre dans un autre temps, qui n'était pas le sien, mais avait été celui de Norma, celui du muet et de ses stars, et où il avait (fallait-t'il le lui rappeler?) lui-même trouvé refuge alors qu'il était poursuivi par les huissiers. Oui, cela la voix off ne le disait pas, mais l'homme devant sa télé l'entendait bien ainsi: ces deux là, Norma et Joe, ne pouvaient que finir par se rencontrer, tout deux n'étaient pas en phase avec leur temps, malgré leur différence d'âge il ne semblait pas leur réussir et ceci, autant à l'un qu'à l'autre. Oui, Joe avait beau se révolter, mais il sentait bien au fond de lui (et c'était aussi le sentiment qu'en avait l'homme devant sa télé) que c'était inutile, une pure perte de temps, d'énergie, et Dieu seul sait où cette révolte pouvait le conduire, Dieu et la voix off. Tout ça était à l'état latent, un vrai suspense qui le tenait au tripe, à lui l'homme devant sa télé comme à Joe, angoissé, irrité, contrarié, qui semblait se débattre en vain contre son destin, en être le jouet, lui qui pensait être le jouet de Norma, mais Norma était son destin. Seulement cela il ne pouvait pas le savoir, seule la voix off, cette maudite voix off, pouvait le savoir. Joe était simplement révolté contre tout et contre tous et en particulier, bien sûr, de façon aussi injuste que naturelle, contre Norma, mais aussi contre ces gens qui venaient lui rendre visite et qu'il appelait les cires, tous appartenant au monde du muet, époque révolue où ils étaient tous restés comme collés, engluée, et d'où Joe (qui avait du mal à se l'avouer clairement) avait aussi de plus en plus de mal à se décoller. A chacune des escapades sans lendemain de Joe et souvent sanctionnées par un échec, il semblait néanmoins à l'homme devant sa télé aspirer une bouffée d'air frais.

Ce fut donc lors d'une de ses escapades que Joe dû rentrer en catastrophe à la luxueuse villa de Beverly Hills. Norma Desmond, la star du muet, venait de se taillader les veines. Cela se passait de commentaires et la voix off se tue un court instant. Quel silence! Quel soulagement! Quel répit! comme la vie sait nous en octroyer quelquefois: intense mais bref. Mais le chantage au suicide devait très vite réduire à néant toute velléité de sortie de Joe, qui, de toute façon, avait déjà fort à faire avec le scénario que Norma lui avait confié. Ce scénario écrit par elle, pour elle, lui offrirait, elle ne pouvait pas en douter, l'occasion rêvée de remettre les pieds sur scène et de briller à nouveau au firmament d'Hollywood. Pour l'instant, il lui permettait ce scénario de garder Joe à Beverly Hills et c'était déjà beaucoup quoique pas assez. Joe entrait dans un projet beaucoup plus vaste dont Hollywood était évidemment l'apothéose, le bouquet final, comme un dernier feu d'artifice dans sa vie de star. Joe avait été piégé et il voyait de plus en plus le piège se refermer sur lui. Il s'en prenait donc à lui-même d'abord, à son manque de caractère: il n'avait pas su lui dire non, refuser son offre, celle de réécrire son scénario, puis d'être à cette fin hébergé chez elle, dans cette luxueuse villa de Beverly Hills qui comptait une piscine, cette marque de réussite autant que de standing, que Joe avait toujours désiré pour lui, il y aurait plongé comme Picsou dans son or, tout baigné, tout auréolé de la gloire Hollywoodienne, oui, Joe s'y serait bien vu dans cette piscine.

L'homme devant sa télé entendit des ronflements qui ne pouvaient pas venir du petit écran, mais bien du canapé où sa femme s'était endormie. Depuis cette fuite d'eau dans leur chambre ils avaient pris l'habitude de dormir dans le séjour. Puis, la fuite avait été réparée, mais, tandis qu'il était revenu dormir dans la chambre, elle était restée dormir dans le séjour. En d'autres termes, ils faisaient chambre à part, sans s'être rien dit là-dessus au préalable: c'était un accord tacite entre eux ou un non-dit, difficile de le savoir. Souvent donc, elle se couchait avant lui, mais, quand il restait voir la télé, il s'asseyait près d'elle et du canapé, la tête à portée de sa main qui la lui caressait jusqu'à ce qu'elle se fit lourde, alors il savait qu'elle s'était endormi bien qu'elle ne ronfla pas encore et baissait le son de la télé. En fait de caresse, c'était à un véritable massage de la boîte crânienne qu'il avait droit, comme seul, avant, les bons coiffeurs savaient les faire. Combien de mauvais films avait-t'il alors regardé, dodelinant de la tête, tel un bon chien sous la main caressante de sa maîtresse. Cette fois-ci, pourtant, ce ne fut pas le cas et très tôt il lui avait retiré la main, avant même qu'elle se fît trop pesante. Et maintenant, le ronflement qui en d'autres circonstances ne l'aurait pas déranger, ou seulement motiver à mettre fin à un mauvais film en appuyant sur le bouton rouge de la télécommande, l'obligeait à monter le son pour mieux entendre cette maudite voix off qui commençait à avoir sur lui très mauvaise influence et à altérer son humeur, sans qu'il ne comprenne vraiment pourquoi ou trop bien. S'il avait su l'exprimer il aurait tout bonnement dit qu'il se sentait de plus en plus Joe ou qu'il comprenait de mieux en mieux le sentiment de révolte qui animait Joe, de révolte ou d'impuissance.

Il commençait à porter sur sa femme le regard que Joe portait sur Norma. Un regard impitoyable et cruel. Qu'elle se regarde dans une glace, lui avait dit Joe, et elle verrait bien qu'elle était trop vieille pour revenir sur les plateaux d'Hollywood. Ce n'est pas que sa femme à lui, l'homme devant sa télé, voulait retrouver la lumière des spots lumineux de son salon de coiffure où elle rayonnait autant par sa beauté que par son art, mais partout dans la villa luxueuse de Beverly Hills il y avaient des photos de Norma resplendissante par sa beauté et son talent comme il y avaient partout des photos de sa femme Nisa, tout aussi resplendissante de beauté et de jeunesse, dans l'appartement cosy des bords de Marne où il se trouvait, où la tâche d'écriture, tâche ingrate s'il en est, qui ne lui avait causé que des déceptions amères, l'avait amené. Joe pouvait bien se venger de cette présence envahissante en opérant des coupes drastiques sur ce scénario que la star du muet lui avait confié et où elle apparaissait à chaque scène. Mais c'était trop tard (too late) il avait accepté le scénario, tout le scénario, depuis le début jusqu'à la fin dans la piscine. Au début il y avait le fait d'être hébergé à Beverly Hills, puis les petits cadeaux, nombreux petits cadeaux, au nombre desquels on pouvait mentionné la tabatière en or, le costume rayé, et, à la place de sa voiture finalement confisquée par les huissiers, le beau modèle ancien, cette précieuse antiquité qui avait connu les heures de gloire de la star du muet et qu'il n'avait pas su refuser non plus. L'homme devant la télé regardait à son bras cette belle montre Seiko Présage que lui avait offert Nisa, sa femme, quand ils s'étaient connus et ne pouvait s'empêché de penser qu'il aurait dû refuser, lui aussi. 

S'il avait pu parler à Joe, lui, l'homme devant sa télé, il aurait pu peut-être tout évité. Bien sûr, il lui aurait d'abord dit qu'il était trop tard et que l'on ne peut rien contre son destin, que ce destin, qu'il le veuille ou non, portait pour Joe le nom de Norma Desmond, que ça c'était un nom, que ça c'était un destin, mais surtout il lui aurait dit: que l'intelligence n'est rien à côté du caractère, que la force de caractère l'emporterait toujours sur la force de l'intelligence, parce que c'est la vie et c'est la vie qui est la plus forte, c'est la vie qui donne de la force de caractère, la force de caractère est une force de vie quand l'intelligence n'est qu'une force de l'esprit souvent impuissante et stérile quand elle n'est pas accompagnée d'une bonne force de caractère. Alors, Joe aurait peut-être réfléchi un peu plus à tous çà. Il n'aurait pas fait ses bagages. Norma armée d'un pistolet n'aurait pas ouvert le feu alors qu'il se trouvait, ses valises à la main, à hauteur de la piscine.

Mais voilà, Joe était maintenant dans la piscine, il flottait sur le ventre, tout habillé et inerte, et l'homme devant sa télé, impuissant, entendait plus que jamais sa femme ronfler. Il avait appuyé sur le bouton rouge de la télécommande et repensait à cette époque là où il adressait encore ses manuscrits aux maisons d'éditions et où Nisa, sa femme, ne lui avait pas encore fait connaître son luxueux et spacieux appartement des bords de Marne, avec son podium, avec son grand miroir et toutes ses photos d'elle, la star, qui avait brillé dans son salon de coiffure, par son talent et par sa beauté. L'appartement comptait bien aussi une terrasse avec une véranda, marque de grand standing, mais pas de piscine. Et pas de pistolet, ni dans les tiroirs de la commode ancienne au ventre pansu, ni dans ceux du petit bonheur-du-jour, son secrétaire en acajou. Il pouvait allé dormir en paix dans le grand lit de la chambre au fond du couloir, avec sa moquette tendue, avec ses tapis d'Orient, avec ... Cependant, il ne s'endormirait pas tout de suite. Il repenserait encore longtemps à ce film, à Joe et à lui, à Norma et à Nisa, aux ratés, à la réussite, à la vie quoi. Et dire qu'il avait voulu voir un film pour ne plus penser à rien, pour se divertir, pour faire une escapade comme Joe.




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