vendredi 18 mars 2016

Le sens interdit

Il avait beau regarder dans son passé comme on regarde dans un rétroviseur il ne se voyait jamais que seul. Soit qu'il l'ait vraiment toujours été, chose fort peu probable, soit que les gens n'existent que directement et immédiatement, et pas indirectement et postérieurement, pas dans le rétroviseur, soit encore, se disait-t'il, que n'existe vraiment que nous-même et que les autres nous ne les voyons pas tel qu'ils sont, tel qu'ils existent, mais tel que nous les créons, de là cette incapacité qu'il avait à créer ou recréer qui que ce soit dans un passé plus ou moins proche ou lointain, c'est-à-dire, à le voir dans le rétroviseur.

Par contre, il pouvait à loisir contempler de beaux paysages esseulés du passé comme ceux que l'on voit se réfléchir et miroiter dans le rétroviseur; que l'on trouve plus beaux une fois passé, que l'on avait avant à peine remarqués et que l'on ne se lasserait plus de contempler. S'il n'est pas rare qu'il perde de vue les personnes, il y a bien des ombres fugitives, mais on ne reconnait plus leurs visages, on n'a oublié leurs noms, ce ne sont plus que des ombres du passé, et on ne sait plus à qui elles ont appartenu. Il tenait pourtant beaucoup à ces ombres du passé. Il se disait que, contrairement à ce que l'on pense, tout le monde ne laisse pas son ombre derrière lui, et qu'il y avait une raison visible, apparente, quoique obscure, pour que ces ombres demeurent dans son champs de vision rétrospective, car comment l'appeler autrement cette vision du passé si sélective, si irréelle.

Sans cette présence physique, sans ce corps, qui avait dû être le sien, c'était donc un pur esprit qui devait continuer à le hanter, ne marquant plus matériellement l'espace que d'une ombre légère tendant d'ailleurs, avec les années, elle aussi à se dissiper. C'est que les gens ne disparaissent pas comme ça de notre vie, du jour au lendemain, sans laisser de trace; il leur faut du temps, après leur passage, pour s'effacer complètement de notre mémoire. D'abord on oublie la tête qu'ils avaient, le corps qu'ils avaient, leur aspect physique, leur particularité physique même: une bosse qui tendrait à s'aplanir souffrant de l'érosion du temps, une fossette à s'emplir de sédiments; puis on ne sait plus comment ils pouvaient bien s'appeler, sinon d'une phrase ou deux qu'ils aimaient à répéter; puis seulement de l'esprit qui les habitait, qu'on ne saurait non plus préciser, mais de quelque chose de vague qui continue à nous tourmenter quand on regarde dans le rétroviseur, ils sont alors près de disparaître complètement et à jamais.

Il n'en était pas encore arrivé là cependant, car il se rappelait bien maintenant de ce qui lui avait coûté le permis de conduire et de cette phrase qui revenait sans cesse dans la bouche du moniteur d'auto-école, "il faut toujours regarder dans son rétroviseur", mais non, il ne revoyait plus ni le visage, ni le corps, et aucune particularités physiques n'auraient pu le rappeler à lui, non, pas plus qu'il ne saurait dire s'il avait jamais su le nom de ce moniteur d'auto-école qui lui rappelait sans cesse de regarder dans son rétroviseur.

Une moto ça va vite, ça a des accélérations brutales, on n'a pas beaucoup de temps pour réagir, le jour du permis quand on vous dit de tourner à droite vous tournez à droite, quand on vous dit de tourner à gauche vous tournez à gauche, c'est à peine si on prend le temps de jeter un petit coup d'oeil dans le rétroviseur, puisque le moniteur vous a dit qu'il faut toujours regarder dans son rétroviseur. Alors, quand on ne vous dit plus rien: ni de regarder dans votre rétroviseur, ni de prendre à droite, ni de prendre à gauche, quand on vous laisse allé tout droit, alors vous prenez bien le temps de regarder dans votre rétroviseur, comme pour marquer le coup, comme pour montrer que vous regardez bien dans le rétroviseur comme il vous a été si bien et de si nombreuses fois recommandé de le faire; et dans le rétroviseur vous voyez alors la tête du moniteur (ne me demandez pas quelle tête) qui fait la tête et, très grave, vous enjoint impérativement de stopper net.

Vous venez de prendre un sens interdit et de rater votre permis de conduire, vous maudissez le rétroviseur et le moniteur, cette ombre maudite, cette ombre du passé qui l'habite encore comme un esprit innommable et sans corps, sans visage, impitoyable et sans âme, qui vous a fait prendre un sens interdit et, comme dans la vie, quand on a pris un sens interdit c'est trop tard pour reculer. Dans le rétroviseur on peut bien revoir tout ça qui est resté en arrière, mais on ne peut pas non plus revenir en arrière quand on a pris un sens interdit.

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