dimanche 27 mars 2016

Le gamin

Les tournois d'échecs peuvent se dérouler dans des lieux prestigieux: un salon d'hôtel de ville, la salle de réception d'un casino, d'un grand et luxueux hôtel, mais aussi dans un gymnase plein de courants d'air et de bruit comme c'était le cas. Réduit à son plus simple apparat un tournoi d'échecs c'est une table avec un échiquier dessus et une pendule, une table flanquée de deux chaises et cela, répété au moins autant de fois qu'il y a de participants, finit par former des rangées de tables, des alignements de chaises, et, comme à l'école, les premiers occuperaient les premiers rangs tandis que les derniers se verraient relégués au fond, derrière. C'est un luxe de voir flotter sur sa table un petit drapeau aux couleurs de son pays et de trouver, posé à ses côtés, un petit écriteau avec son nom inscrit dessus, puis une petite bouteille d'eau minéral, mais pas de luxe ce jour-là.

Il avait déjà gagné sa première partie quand je le remarquai et décidai de ne plus le quitter des yeux de tout le tournoi. Ayant commencé à la dernière table, il ne faisait alors qu'entamer sa lente progression vers la première rangée, pour ne pas dire la première table, car malgré la forte impression qu'il m'avait fait il était encore trop tôt pour se prononcer sur le vainqueur du tournoi. Je connaissais cependant tous ses éventuels adversaires qui était tous plus fort que moi, mais le gamin, je le sentais bien, serait l'instrument de ma vengeance. De se retrouver face à un adversaire inférieur en poids et en taille au lieu de les rassurer (ce qui aurait été le cas dans n'importe quelle autre discipline sportive) les mettrait plutôt mal à l'aise, allait les déstabiliser, et j'étais bien placé pour le savoir.

Il sauta sur sa chaise plus qu'il ne s'y assit et sa tête se retrouva alors à hauteur de la table et de l'échiquier qui s'y trouvait, il semblait donc regarder son vis-à-vis par en dessous, comme s'il voyait dans son jeu. Le signal de la seconde ronde fut donné. La poignée de main fut échangée. Ce qui obligea déjà son adversaire à s'incliner vers lui. Ah, j'oubliai la feuille de match. Le gamin joua tout de suite le premier coup mais mis beaucoup plus de temps à l'inscrire sur sa feuille de match, c'est qu'il savait à peine écrire, pas facile non plus d'écrire quand on a le nez collé sur le papier. Mais je cessais un instant de m'intéresser à lui pour voir ce qu'allait faire son adversaire. Bien sûr, je connaissais son adversaire, mais surtout je savais qu'aucun ne jouerait son jeu, que tous joueraient contre le gamin. En commençant par celui-là qui était fort en tactique. Tiens! voyons quelle combinaison il lui réservait. Mais non, il jouait contre le gamin. Les gamins, c'est bien connu, calcul très bien, et il se mit à jouer un jeu plat et ennuyeux que je ne lui connaissais pas. Le gamin finira bien par s'impatienter et commettre une erreur, se disait-t'il, mais c'est lui qui s'impatientait au fur et à mesure que le temps passait à sa pendule et que l'erreur ne venait pas. En tout cas, pas du gamin, car il finit bien par la commettre lui l'erreur, avant qu'un coup tactique, un coup magnifique vint clore la partie. J'exultais tandis que le gamin impassible quittait la table.

Je le retrouverai plus tard quelques tables plus loin. En fait il avait fait un bond de quelques rangées et on n'en était qu'à la troisième ronde. Même inclinaison du buste de son adversaire pour la fraternelle poignée de main qui annonçait le début de la partie. Celui-ci était réputé pour sa bonne connaissance des ouvertures. Tiens! voyons quelle ouverture il allait jouer. Mais non, il jouait contre le gamin. Les gamins, c'est bien connu, connaissent leurs ouvertures par coeur, ce sont de vrais éponges, ils retiennent tout ce qu'on leur dit, alors il sortit très vite de l'ouverture en jouant un coup irrégulier, lui qui connaissait la théorie des ouvertures et n'ignorait pas non plus que ce coup irrégulier était aussi un coup inférieur. Ce que le gamin par son jeu intraitable ne tarda pas à lui rappeler.

Quand ce fut le tour du cinquième joueur qu'il alla chercher quelques tables plus loin, vers le devant de la salle, j'étais aux anges, à vrai dire je me remettais à chacun d'eux un peu plus d'une humiliation de moins en moins personnelle. Ce cinquième joueur était un fin stratège et expérimenté de surcroît, ce qui était loin d'être le cas des gamins, comme tout un chacun le savait, alors celui-là allait-t'il enfin jouer son jeu. Non, aucun ne jouait son jeu, tous jouaient contre le gamin. C'était à mourir de rire, à pleurer quoi. Que croyait-t'il ce gamin, habitué comme il l'était au jeu pépère des adultes qui n'aiment pas prendre beaucoup de risques, qu'il allait le perturber à lui, le fin stratège, rien qu'en le brusquant un petit peu, en lui plantant une combinaison, un coup venu de nulle part, inattendu et fatal. Non, pas à lui, pas au fin stratège, c'est plutôt lui qui allait le surprendre en le prenant de vitesse. Mais tout ce qu'il fit c'est de se prendre les pieds dans le tapis et la chute n'en fut que plus brutale. C'était à mourir de rire, à pleurer quoi.

Et je riais aux larmes tandis que le gamin poursuivait son ascension inexorable vers les premières tables. Mais de la sixième et septième rondes il ne me reste pas grand chose à dire (il faut dire que j'étais moi-même fort occupé à ce moment là) sinon que ces deux adversaires réputés imperturbables, qui passaient jusque là pour des monstres froids, des machines, face au gamin, perdirent leurs moyens et la partie. Eux non plus n'avaient pas joués leur jeu habituel, leurs coups qui passaient pour des coups d'ordinateur où étaient-t'ils donc passés, c'était à se le demander.

Si j'ai sauté la quatrième ronde ce n'est pas pour l'avoir oublié, non, loin de là. Le gamin y jouait contre un gamin, mais un gamin qui jouait comme un gamin, enfin, comme l'idée que tous ces gamins, et ils sont nombreux à jouer aux échecs, finissent par donner d'eux à force de fébrilité, d'impatience, mais aussi de vouloir à tout prix placer un coup tactique; ou, au contraire, à force d'application studieuse et de mémoire, en se laissant gouverner par elle seule, gouvernail sans boussole. C'est grâce à des gamins comme eux qu'il devait sa victoire contre les adultes qui ne virent en lui qu'un gamin comme un autre. Et très vite il n'y eut à la quatrième ronde qu'un seul gamin comme il n'y a qu'un seul vainqueur.

Je vins le trouver en fin de tournoi, il était arrivé à la première table et je dus traverser toute la salle pour le rejoindre.

- Alors, ça c'est bien passé.

Il me répondit simplement avec sa petite voix, en cherchant un peu ses mots, il ne parlait pas bien notre langue, que oui, que ça c'était bien passé et, il ajouta encore, que c'était moi, lors de la première ronde, qui lui avait opposer le plus de résistance.

- Oh, je n'ai fait que jouer mon jeu.

Lui répondis-je, flatté par ce témoignage de respect, mais omettant d'ajouter que ce jeu, mon jeu, était de loin inférieur à celui des autres adversaires qu'il avait pu rencontrés lors de ce tournoi où je mettais enrhumé près des  portes du fond, derrière, restées grandes ouvertes; ça m'avait d'ailleurs un peu réchauffé le corps et le coeur que de quitter ma table de temps en temps pour allé à la sienne le voir jouer contre ceux qui ne jouaient pas leur jeu. Aucun n'avait joué son jeu. Tous avaient joué contre le gamin. Tous sauf moi, qui avait perdu aussi dès la première ronde, contre le gamin.

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