On n'était venu chercher Horace. Et maintenant tout le monde riait. Mais ne me demandez pas à moi de vous dire qui était Horace. Je serais bien embarrassé. Et puis vous ne me croiriez pas. Si je commençais par exemple par vous dire que c'était un pauvre fou. Vous comprendriez sans doute mieux pourquoi l'on venait le chercher et où on l'emmenait. Mais je ne vous aurais pas donné là le fond de ma pensée. Cependant, il me serait plus facile de dire simplement ce que la rumeur disait de lui et où elle l'avait conduit. La rumeur disait donc qu'Horace était fou ou que c'était un fou qui se faisait appeler Horace qu'on emmenait maintenant à l'asile. Petit, gros, des cheveux prématurément blanchis. Irascible et coureur, ayant eu des relations avec mille jeunes filles et mille jeunes hommes. Paresseux et malade, peureux et impuissant. Voilà en quelques mots brossé le portrait peu flatteur de celui qu'on appelait Horace, et pour cause ... Mais pour la plupart des gens qui riaient c'était tout ce qu'il voyait de lui : un fou. L'intelligence c'est de voir là où le regard ne porte pas, leur aurait dit Horace, mais Horace n'était plus là, il l'avait déjà emmené.
Pourquoi alors, continuerai-je à vous parlez d'Horace? Ne me le demandez pas, ce serait vouloir me causer des ennuis, de gros ennuis, si l'on considère un instant là où cela l'a conduit. Et d'ailleurs, ce n'était pas mon ami. Un simple collègue de travail, tout au plus. J'étais journaliste, tout comme lui, ou, pour être honnête avec vous, c'était comme on dit dans notre jargon: un journaleux. On avait chassé ensemble les célébrités de notre temps. Horace était passé maître en la matière. Personne autant que lui n'avait su leur plaire. Il avait reçu toutes leurs confidences. Festoyé avec elles. Combien de mécènes pour notre Horace. Non, vraiment rien n'expliquait ce "brusque changement de personnalité" sinon une overdose de célébrités. Il en avait bu et manger plus que de raison. Mais si je devais commencer par le début, autant qu'il y ait un début, quand on met de l'ordre dans ses pensées, je dirais que tout avait commencer -- serait-ce plus juste de dire que les premiers symptômes apparurent au grand jour -- lors de la parution de cette critique qu'il fit pour télérama d'un Maigret de Georges Simenon.
Mais, laissons pour l'instant de côté l'épisode Maigret, qui avait révélé chez lui un tel dégoût pour les masses et où il s'était lancé dans une diatribe amère contre la société de consommation; ce fut d'ailleurs son dernier article dans la presse écrite, et la raison n'en sera bientôt que trop évidente pour tous ses contemporains. Cependant, avant d'en arriver là, et afin de vous aidez à mieux le comprendre à notre Horace, je vais vous faire part de cette réflexion qu'il me fit sur le bonheur.<<Les gens ne pensent qu'à leur bonheur. Les gens se trompent. Est-ce qu'il y pensait lui à son bonheur, hein? Est-ce qu'il était heureux lui,hein? Il ne se le demandait même pas. Par contre, il prétendait avoir atteint (avouez que c'est risible quand on sait où cela l'a conduit) cette équilibre aussi précaire, aussi instable que la vie elle-même l'était, et qui lui valait l'envie et la jalousie de tous ceux qui le voyait et le pensait heureux. Et celui qui avait connu tant de célébrités finit par cet aveu, non totalement dénué d'amertume : si le bonheur nous est permis, la médiocrité le donne>>. Cela serait néanmoins resté entre nous. J'étais journaliste mais je savais tenir ma langue, qualité très rare et appréciée dans la profession. Et Horace tel qu'il se fit appelé ou connaître par la suite n'aurait été connu que de moi qui ne me verrait pas aujourd'hui dans l'obligation morale d'en parler, d'en parler mieux que ne le fait la rumeur, pour ne pas dire les médias.
Mais voilà ce qu'il devait écrire quelques mois plus tard dans télérama sur le commissaire Maigret, à moins que ce ne soit sur Georges Simenon. Ce ne serait pas le première fois que l'on confondrait le créateur à sa créature, Dieu ne nous a t-il pas fait à son image. <<C'était à déplorer, écrivait-il donc, que le commissaire Maigret -- s'agissait-il bien du commissaire Maigret ou de Georges Simenon -- n'ait vu en la personne de la victime qu'un homme mesquin trop habitué à vivre une vie mesquine pour en imaginer une autre. Cet homme en effet, qui s'était retrouvé riche du jour au lendemain, n'avait fait que continuer sa vie mesquine, pire encore, que de la répéter. C'est qu'il menait une double vie, dans une maison autre que la sienne, avec une femme autre que la sienne, mais les meubles restaient les mêmes, ces occupations restaient les mêmes, modestes et humbles, mais qui avaient entretenues en vie cet homme jusque là, en vie et peut-être heureux.>> Quoique ce ne soit pas une question que se posa cet homme là, pas plus en tout cas que ne se la posait Horace. <<Non -- poursuivait Horace, comme si au lieu d'écrire un article dans télérama il entretenait une conversation avec Maigret ou qui sait si avec le grand Simenon lui-même -- ce n'était pas que cet homme là fût incapable de s'imaginer une autre vie. Et si cela fut le cas, les publicités, la télévision, le cinéma, pourraient palier à ce manque d'imagination, ne faisaient-t'ils pas d'ailleurs partis de l'imaginaire des gens sans imagination? de ces gens qui couraient tous les jours avec plus de frénésie vers le bonheur à bas prix.>>
Et c'est alors qu'il passa de Maigret ou Simenon à la société de consommation, son article prenant alors mauvaise tournure, entamant un virage dangereux, mais il était trop lancé dans sa diatribe pour s'arrêter. << Qui pensait encore aujourd'hui, à l'époque de tous les abus, de tous les excès, de toutes les outrances récompensées, au juste milieu, à l'équilibre, à l'atteindre, à le conserver, parce que c'était là que résidait le bonheur, pas ce que l'on appelait le bonheur, mais le vrai bonheur qui n'apparaîtrait qu'une fois dépouillé de tous ses excès consuméristes. Comme après les cadeaux de noël l'enfant revient très vite à ses occupations de toujours et les oublie autant que sa joie passagère. Maintenant l'anime la vie de tous les jours et l'on peut lire sur son visage de la joie ou de la tristesse qui n'ont plus rien à voir avec la présence ou l'absence de cadeaux, sinon avec quelque chose de plus profond qu'on pourrait appeler l'équilibre retrouvé. Et bien, cet équilibre, concluait Horace, l'homme à la double vie n'avait jamais voulu le perdre, mais c'était trop demander au commissaire Maigret de comprendre ça, de comprendre la vie (encore moins la double vie), quand il était tout juste bon à découvrir la vérité, la vérité policière tout au plus>>
Ce fut bien son dernier article. On n'allait plus entendre parler d'Horace avant longtemps et personne ne s'en plaindrait. Je continuais cependant à me rendre régulièrement chez lui comme au chevet d'un malade. Je tiens à rappeler que cela ne fait pas pour autant de moi son ami, seulement un confrère faisant preuve à son égard d'un peu d'humanité, ce qui tend à se perdre de nos jours. Horace ne se plaignit jamais à moi, bien au contraire, de se voir refuser toute publication. Il était, selon lui, bien trop occupé à l'écriture de ce qu'il appelait ses épîtres, ses satires, ses odes, ses épodes, que sais-je moi, enfin tout sauf ses articles. Le comble c'est qu'il utilisait à cet effet une plume et de l'encre, délaissant complètement son ordinateur, et appelait manuscrits ces feuilles tachées d'encre qui s'amoncelaient dans tous les coins de son appartement somme toute modeste. J'avais bien essayé une fois de les lire mais il avait souri, c'était du latin. Dire que c'était du latin de quelque chose voulait dire que l'on ne comprenait rien à cette chose mais lui semblait employer cette expression comme s'il s'agissait d'une langue étrangère dont plus personne n'aurait aujourd'hui souvenance. Je le laissais donc à sa folie douce du latin, des épîtres et des satires, des odes et des épodes et repartait à chaque fois plus troublé et pressé d'être rassuré par mon quotidien d'homme de presse.
Je ne fus donc pas étonné le jour où l'on vint chercher Horace pour l'emmener. D'ailleurs, j'étais là, il fallait bien que quelqu'un fasse l'article et c'était moi qu'on avait dépêcher sur les lieux, ne me demandez pas pourquoi. Tout ce que je peux dire c'est qu'il n'opposa aucune résistance et qu'il déclara, quand on lui demanda si c'était bien lui Horace, qu'il était bien Horace et né à Vénose, dans le sud de l'Italie, précisa t-il, le 8 décembre 65 av J-C, puis se laissa docilement conduire ... Où allait t-on le conduire? ,demandai-je, et je le notais sur mon carnet, sans non plus trop m'en étonner. Il y avait ce jour-là un petit attroupement dans la rue, devant chez Horace, de gens qui riait tandis qu'on l'emmenait à Sainte-Anne. Voilà ce qui arrive à force de trop côtoyer les grands de ce monde, c'est comme d'avoir été si près du but sans jamais pouvoir l'atteindre, de quoi vous rendre fou, hein! Horace, disaient en riant les gens qui ne lui connaissait pas d'autre nom.
Si l'on pense encore aujourd'hui à Horace comme à quelqu'un courant après les célébrités, ou après les plaisirs, ou après le bonheur, ce serait s'en faire une fausse idée, courte et vulgaire, celle de tous ces gens qui riaient le jour où on l'emmena à Sainte-Anne. Et peu importe qui était vraiment Horace, pour eux comme pour moi, et, quoique je vous défende de m'appeler son ami, je vous dirais la dernière chose qu'il me confia avant de monter dans le véhicule affecté à ses soins, car je voudrais qu'on y pense à chaque fois que l'on pense à lui comme à Horace. <<Mettez sur une balance d'un côté le bonheur et de l'autre côté en contre poids le malheur, et au centre, comme une aiguille folle qui oscille sans cesse de l'un à l'autre, mettez l'homme avec ses excès, ses abus, ses penchants. Ce combat contre ces excès, ces abus, ces penchants; ce combat pour l'équilibre, fut le combat de toute ma vie, et qui sait si elle fut heureuse.>> Et les gens riaient et je ne pus m'empêcher de rire à mon tour en voyant partir Horace et en pensant à ce qu'il venait de me dire sur l'équilibre et à là où on l'emmenait.
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