N'importe qui peut être joueur d'échecs. Cela a son importance au regard de ce qui va être dit. Nous éprouvons tous à la fois de l'admiration comme du mépris, car l'un ne va pas sans l'autre et, par conséquent, l'un ou l'autre de ses sentiments ne nous est pas étranger. Il sont souvent attachés chez nous au sentiment de classe qui persiste même si l'on prétend qu'il n'y a plus de classes dans notre société, que ce n'est plus une société de classes, que tout ça c'est dépassé, cela ne l'est pas, en tout cas, pas chez les joueurs d'échecs qui peuvent être, rappelons le, n'importe qui sauf des monstres, bien qu'on puisse en compter aussi parmi eux comme parmi nous. Nous nous liguons tous aussi avec le plus fort contre le plus faible, sans quoi il n'y aurait pas de plus fort, et le plus faible est donc celui qui reste seul envers et contre tous, en d'autres termes c'est le perdant, il y a des perdants aussi aux échecs.
Aux échecs comme dans la vie, c'est Kasparov, ex-champion du monde des échecs qui a osé le premier faire le parallèle entre la vie et les échecs sans toutefois daigné descendre au niveau de l'humain, de la bassesse humaine, mais promenant plutôt son regard d'aigle dans la stratosphère échiquéenne et le domaine de la stratégie. Il n'est pas non plus nécessaire d'appartenir à cette classe de joueurs d'échecs pour le vérifier, que cette correspondance existe bel et bien. Il suffit pour cela, tout au plus, de se rendre dans un club d'échecs.
Une partie a commencé. Pas une partie de compétition où deux adversaires de force inégale peuvent se rencontrer, mais une partie entre joueurs de club qui se choisissent croyez-vous par affinité. Non, il serait plus juste de dire que la circulation ou répartition des joueurs dans un club d'échecs se fait presque naturellement par classe. Telle classe de joueurs choisira naturellement un joueur de sa classe. Maintenant si un joueur plus faible se montre fort désireux de jouer avec lui, le joueur plus fort lui fera peut-être l'aumône d'une partie de 5 minutes, pas plus. Le joueur le plus faible, après avoir perdu sa partie, c'est fait, le remerciera encore de sa bienveillance, c'est fait. Il cherche maintenant un joueur de sa force qui déjà, comme lui à court d'adversaire, lui fait signe de s'asseoir à sa table, ils sont seuls.
Quand on peut voir à une autre table du même club un petit attroupement. Il s'agit là des deux champions du club qui se rencontrent, comme ils le font régulièrement dans ce même club depuis des années, sous le regard admiratif du reste des joueurs. C'est le combat des Titans, mais il y aura un vainqueur et un vaincu, et malheur au vaincu. La partie terminée, c'est fait, tout le monde ira voir le vainqueur, c'est fait, et chacun y va de son plan, de sa ligne de jeu qui aurait conduit plus vite encore à la victoire. Le vainqueur fatigué de tant de sollicitudes veut bien l'admettre, mais enfin il a gagné n'est-ce pas, et n'est-ce pas ce qui compte au regard de tous, peu importe la méthode, seul compte le résultat, son adversaire est tombé au temps, c'est fait. Personne ou presque n'est allé voir le vaincu, ou presque car il y a toujours quelqu'un pour lui dire: "mais enfin, pourquoi n'as-tu pas fait ça". Quelqu'un qui ne peut pas le comprendre, qui ne peut pas l'accepter.
C'est une vérité qu'on apprend vite aux échecs: personne n'accepte de perdre, personne n'aime perdre.
- Qu'est-ce que j'ai mal joué
Dit l'un, entre parenthèse cela veut dire que d'habitude il joue bien (ce qui reste encore à démontrer).
- Je ne suis pas très bien aujourd'hui
Dit l'autre, entre parenthèse cela veut dire que d'habitude il va très bien (ce qui reste encore à prouver)
Enfin, toutes ces petites phrases que l'on entend dans les clubs et dans la bouche des perdants veulent toutes dirent: la personne qui a perdu ce n'est pas moi.
C'est que l'enjeu est plus important qu'il n'y parait. Il y a des classes et un esprit de classe chez les joueurs d'échecs. A la question: qu'est-ce que tu fais dans la vie? qui peut être posée à n'importe qui n'importe quand dans notre société correspond dans le microcosme échiquéen la question: quel est ton élo? Cet élo permet donc le classement des joueurs d'échecs (de 1200 à 2800) et les tournois se font par catégorie d'élo qui correspondent aux catégories des fonctionnaires (de la classe C à la classe A). Et tout ce petit monde s'organise donc autour de cet élo. Les compétitions, mais aussi l'enseignement du jeu d'échecs. Et surtout, surtout, comme précédemment évoquée, la vie des clubs d'échecs. Qu'il arrive un nouveau joueur et tout le monde n'aura de hâte que de connaître son élo. Et, plus longtemps il demeurera inconnu de tous, plus longtemps ce nouveau joueur se ménagera la possibilité d'être invité par tous à jouer. Un joueur d'échec n'aura donc de hantise que de perdre son élo, que de déchoir de sa classe, et de convoitise, d'ambition,  que de s'élever à la classe supérieure.
Ne croyez pas pour autant que les joueurs d'échecs soient la pire espèce de gens qu'il y ait sur terre et qu'il n'y ait pas pire jeu que le jeu d'échecs. Qu'ils connaissent l'admiration et le mépris, qu'ils aient l'esprit de classe, qu'ils fassent corps avec le plus fort, qu'ils soient de mauvaise foi quand ils perdent, ne les fait en rien différents du commun des mortels. Quant au jeu d'échecs il aurait plutôt tendance à les rendre meilleurs. Il demande de l'attention plutôt que de la distraction; ce que pour beaucoup représentent l'immense majorité des jeux, excepté pour le joueur d'échecs les échecs. Mon propos n'est pas de faire ici la liste exhaustive des qualités inhérentes à l'exercice de ce jeu. Je me permettrais seulement de souligner que contre l'inattention il prône la concentration; qu'au coup pour coup, oeil pour oeil, dent pour dent, il préfère le calcul, l'anticipation; l'action concertée, planifiée, à l'acte spontané, naturel et irréfléchi; l'acte pensé et profond à la réaction cutanée et superficielle. Au rang des qualités morales, que je mettrais au-dessus de tout, j'ose espérer qu'il s'oppose à cette tendance chez tous à penser que les coups de vice permettent toujours de l'emporter sur l'adversaire. Les débutants aux échecs sont fans de tactique, beaucoup moins de stratégie, et cherchent très souvent à l'emporter par un coup tactique, un coup de vice en fait. Cependant, il s'avère qu'à un autre niveau de jeu, que face à une autre classe de joueurs, ces coups de vice, pardon, ces coups tactiques sont moins opérant, voire contre-productif: c'est que la stratégie prévaut sur la tactique aux échecs.
Mais dites moi, et je voudrais en terminer là, si vous connaissez une autre activité (parmi toutes les activités humaines) où le plus faible puisse avoir raison du plus fort, où la légende de David et Goliath devienne réalité. Rappelez-vous ce géant Goliath face à cet adolescent David. David lui jeta une pierre avec sa fronde. Celle-ci s'enfonça dans le front de Goliath qui tomba à terre et ne se releva plus. Avec David et Goliath l'auteur de ses lignes veut aussi dire qu'il y a des héros aux échecs et comme il n'y a de héros que ceux dont on loue les actes et les mérites il ne manquera pas de rappeler cette partie d'échecs où il vit un David par l'âge et par la taille s'asseoir devant un Goliath par l'âge et par la taille. Tout deux affichant le même aplomb, l'un vis-à-vis de l'autre. Mais il se trouve que la veille de leur rencontre il avait parlé avec "David", simple fraternité de classe, c'était comme lui un amateur, mais pas avec Goliath, le maître d'échecs Russe que "David" rencontrerait le lendemain. Goliath se levait souvent de sa chaise, fallait-il voir là du mépris de classe, car il discutait un peu plus loin avec un autre maître, insouciant de ce que son amateur d'adversaire pouvait  bien tramer sur l'échiquier et du temps qui s'écoulait inexorablement à sa pendule, tandis que son adversaire semblait hésiter encore avant de jouer. A ce point du récit, il n'est pas inutile, il me semble, de préciser que ce n'est pas du jour au lendemain qu'on décida d'opposer David à Goliath. Il n'y avait encore personne autour de la table, tant l'issue du combat semblait être réglée d'avance. Il était seul à ses côtés, celui qui avait vite perdu sa propre partie et parlé la veille avec "David", quand le coup fut joué. Le coup de fronde était parti, et Goliath qui venait de s'asseoir ne se relèvera plus. Il faudra encore pourtant, comme dit la légende, que David prit son épée et achève le géant en lui coupant la tête, car celui-ci avait la vie dure. Cela fit un son mat que tout le monde entendit alors et entra aussitôt dans la légende des lieux où le plus faible l'avait emporté sur le plus fort. Il s'en excusa presque, mais ceci la légende ne le dit pas.
"- Qu'est-ce que j'ai mal joué" ou bien, la phrase que j'entends le plus souvent: "j'ai fait n'importe quoi", ce qui veut dire que d'habitude il ne fait pas n'importe quoi (ce qui reste encore à démontrer). Ce qui veut dire aussi que s'il perd, ce n'est pas parce que son adversaire est plus fort, en tout cas, c'est ce qu'il prétend, ce qui est finalement considérablement irrespectueux.
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