samedi 5 mars 2016

Habiter le temps

Il lui semblait qu'il y aurait toujours une vie après et que cette vie d'avant qu'il vivait en était moins réelle. Que bientôt il en rirait peut-être, s'en étonnerait sûrement, pourrait même arriver à douter de son existence tant elle se serait détachée de lui, de ce qu'il serait devenu. Cela c'était déjà produit par le passé et il ne voyait pas pourquoi cela ne se répéterait pas dans un avenir qu'il sentait proche.

Il se sentait prêt à toutes les métamorphoses, à toutes les morts, à toutes les renaissances. Il accoucherait d'une nouvelle vie et cela ne se ferait pas non plus sans douleur, ça ne c'était jamais fait sans douleur. D'abord les larmes et les pleurs. Puis, il se débattrait à nouveau gauchement dans le bonheur, incapable de s'en saisir, voulant maladroitement le retenir, pour enfin assister impuissant à sa chute qui, elle non plus, ne se ferait pas sans heurts.

Oui, il ne connaissait cela que trop bien et n'était pas très sûr de vouloir le revivre, mais comment mettre fin à ce qui s'annonçait déjà. Tant chaque chose semblait être porteuse d'une autre et la négation d'elle même. Ainsi il lui arrivait souvent de pleurer des êtres que lui seul savait être mort depuis longtemps quand ils donnaient à tous l'apparence d'être vivant.

C'est revêtu de cette même apparence qu'il lui semblait continuer à exister, tandis qu'il savait être mort déjà plus d'une fois. On porte tous nos morts, ils ne croyaient pas si bien dire. Mais il comprenait qu'il lui fallait apprendre à habiter le temps, tous les temps d'avant et le temps d'après; que jusque là on ne lui avait appris qu'à habiter à un endroit puis à un autre endroit et que bien que cela ne soit pas toujours facile, c'était plus dur encore d'habiter le temps. Et que si personne ne lui avait appris à habiter le temps c'était peut-être parce que personne ne savait habiter le temps.

Or, il lui semblait maintenant qu'il n'y avait de vie (de vie durable,
avait-t'il envie de dire) que si l'on savait habiter le temps. Autrement l'on passerait tout son temps à mourir et à renaître, ce qui finirait par être usant à la longue, et expliquait sans doute cette lassitude qu'on pouvait lire sur beaucoup de visages. Non, ce n'était pas simple que d'habiter le temps. Il fallait habiter le temps de façon presque inhumaine, à la manière des arbres qui ne connaissent pas les saisons, c'est pour nous qu'il y a des saisons, oublions donc les saisons (c'est peut-être parce qu'ils ne connaissent pas les saisons sous les Tropiques qu'ils sont heureux tout le temps), ou bien vivons les saisons à la manière des arbres qui ne connaissent pas les saisons: ce qui ne les empêche pas de bourgeonner, de fleurir, de porter des fruits; que tombe leurs fruits, que tombe leurs feuilles et à nouveau de bourgeonner, de fleurir, de porter des fruits, mais sans jamais connaitre les saisons, sans jamais connaitre le temps d'avant et le temps d'après, en habitant le temps tout le temps.

Il savait bien que c'était difficile à comprendre, que lui-même en avait plus l'intuition qu'il ne le comprenait, mais ce qu'il savait avant tout c'est qu'il ne voulait plus connaitre le temps d'avant et le temps d'après, qu'il voulait habiter le temps tout le temps, comme les arbres le font ou les gens là-bas sous les Tropiques qui ne connaissent pas nos saisons.

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