Tandis que je lisais la langue d'Espagne me revenaient tous les êtres d'Espagne perdus dans le passé et c'était elle comme d'eux désincarnée, comme si leurs corps m'avaient quitté et qu'il ne me restait plus d'eux que leurs âmes toutes contenues en cette langue; comme il y aurait la matière de Bretagne (j'en avais vaguement entendu parlée) il y aurait la matière d'Espagne, mais cette matière d'Espagne serait ô combien plus subtile plus aride aussi et angoissée et désespérée, qui me cognait, et c'était comme deux esprits peuvent se cogner, ou le cœur de l'homme cogner quand il bat plus fort.
De ne plus me rester qu'elle, la langue d'Espagne, il me semblait que je l'avais toujours redouté aussi que souhaité, que ça avait été elle mon premier amour aussi qu'elle pouvait bien être le dernier. Cimutru Joseph, l'ami de mon enfance Kanak, avait tout oublié de moi, mais comme je me rappelais à sa mémoire il rappela à la mienne cet attachement que j'avais non pas pour les siens non plus que pour les miens, sinon pour cette langue dont je me réclamais et que (à l'en croire) j'appelais déjà affectueusement la langue d'Espagne.
Mais les mots de cette langue qui étaient comme la chair de cette langue m'avaient longtemps trompé, comme m'avaient longtemps trompés les êtres d'Espagne et cela pour les avoir aussi beaucoup aimé. C'est une révélation tardive ou un détachement tardif qui me fit comprendre que ce n'était pas vraiment aux mots que j'étais attaché ou pas plus qu'aux êtres ou pas plus longtemps, mais que par contre leur esprit comme l'esprit de la langue d'Espagne continuerait à hanter mes jours et mes nuits, et sans doute est-ce vengeance que de m'exprimer en des termes qui lui sont étrangers et ce serait l'histoire d'une trahison que mon histoire avec la langue d'Espagne.
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