Ecrire comme je marche, écrire dans la foulée, avec pas moins de gratuité et de liberté, le journal de mes pensées, méditations d'un promeneur. Il y a des pensées qui méritent qu'on s'y arrête mais y revenir ce n'est pas s'y arrêter c'est les continuer, les poursuivre, les approfondir. Cette conversation hier au cours d'un bon repas pris avec Louis et Rosana et Roland comment l'oublier. Mais tout fini par s'oublier, allez! il faut l'écrire.
Rosana avait un nom pour ces femmes qui font en Italie office d'auxiliaires de vie que j'ai d'ailleurs déjà oublié, et un statut qui leur est accordé en reconnaissance de leur travail mais pour Louis c'était de l'esclavage et en France le droit du travail ne le permettrait pas. Ces femmes, reprit Rosana, ne touchaient rien au pays, pas même des allocations, alors qu'au bout de dix ans en Italie elles reviendraient avec un pactole leur permettant d'avoir une maison et de payer des études à leurs enfants; et puis elles n'étaient pas toujours si mal traitées que ça.
Louis n'en démordait pas, sans doute cette exploitation lui rappelait d'autres exploitations, il n'était pas Italien pour rien mais Rosana aussi était Italienne qui disait (si je l'ai bien comprise) qu'il fallait partir de ses femmes et non des revendications sociales et des droits sociaux, mais de la vie de ses femmes dans leur pays d'origine qui n'était pas forcément plus enviable qu'en Italie et surtout moins porteuse d'avenir pour elles et les leurs. Roland qui pour les besoins de la conversation, de l'alimenter, et fort opinément devait se rappeler ses jeunes années et mai 68 déclara que c'était profiter de la misère du monde.
Cette femme avec son chien, gros au pelage noir reluisant sous les réverbères des bords de Marne, parce qu'il commençait à faire nuit, suffisamment en tout cas pour que l'éclairage électrique et public se déclencha, s'étaient comme arrêtés alors que j'avançais bon train en leur direction, elle tentait vainement de le faire avancer. Je l'aurais impressionner, m'exclamais-je. Elle sourit comprenant l'ironie de mon propos: comment pouvais-je prétendre l'impressionner. Non, il attendait, dit-elle, pensant qu'il y aurait un chien avec vous. Et maintenant ajouta t-elle en riant, et comme je m'en allais d'un bon pas, il a une grosse déception.
Mais je ne voulais pas perdre le cours de mes pensées et me rappelais à ce propos ce que Louis Mozzini ex-champion senior de natation nous avait raconté à Roland et à moi surtout qui comparait le plaisir que l'on peut avoir a marcher et qui est de contempler un paysage (quoiqu'en réalité plus qu'un paysage ce soient mes pensées qui m'occupent) au déplaisir que l'on peut avoir a compter les petits carreaux du carrelage que l'œil du nageur ne peut manquer de voir en regardant le fond de la piscine. Ce n'était pas le carrelage qu'il avait à compter, rectifia Louis, mais la distance parcourue, et comme il n'aimait pas moins que moi qu'on le distrait de ses pensées il avait un truc, et je me rappelais de ce truc.
5Om qu'il se répétait comme il était en train de nager, 5Om5Om5Om5Om5Om5Om5Om, jusqu'à ce que cela s'inscrive dans sa tête comme un air de musique (ce sont ses propres paroles), alors seulement il pouvait s'arrêter de compter sûr qu'il y penserait le moment venu quand il devra Louis le remplacer cet air de musique par un autre air de musique, par 1OOm1OOm1OOm1OOm1OOm1OOm1OOm, nouvelle musique dans sa tête qui lui permettait de revenir à ses chères pensées. Quant à moi tout le long de ma promenade le long de la Marne et au vu de tout ce qui distrayait ma pensée je me répétais l'individuel et le collectif, puis ça devint le social et le personnel, puis devint encore l'homme et la société.
C'est qu'il me semblait que Rosana et moi nous partions de l'homme (ou de la femme) existant tandis que Louis et Roland eux partaient de la société et c'est en quoi les considérations sociales ne considèreraient pas forcément l'humain et c'est pourquoi les gens que la société (la bonne société ou la société bien pensante) voudrait défendre ne se sentiraient pas forcément défendus par elle mais empêchés par elle. Il y a pire. Et cela n'engage que moi qui voyais qu'alors que certains privilégiés se sentiraient investis d'une mission sociale beaucoup par contre se sentiraient complètement désolidarisés des autres (par eux traités d'assistés) du fait que cette mission au lieu d'incomber à tous (tous pour un, un pour tous) incomberait à l'Etat (et ses hauts dignitaires) et autres institutions émérites (et ses hauts fonctionnaires) qui seul en tireraient la gloire et les lauriers.
Une branche d'un arbre était tombée qui me barrait le passage et que j'eus à contourner, de l'autre côté encore une femme (avec son chien) à qui je le fis remarquer, oui qu'elle dit sobrement comprenant que c'était histoire d'engager la conversation mais il fallait encore qu'elle comprenne que c'était à titre gratuit que je le faisais, que je n'entendais en tirer aucun parti, sans doute me suis je moi aussi senti investi d'une mission qui soit de rendre aux rapports humains leur naturel et leur gratuité; et la quittant sans rien ajouter, et la quittant sans lendemain qui chante (aussi ne devais-je plus croire aux lendemains qui chantent), je fus bientôt repris par mes pensées 15Om15Om15Om15Om, ça y est je me suis pris pour un grand nageur, pour Luigi Mozzarini, quand je ne suis qu'un pauvre penseur en proie à ses pensées.
Un gros plouf dans la Marne m'en distrayait cependant. Je m'attendais à voir bientôt émerger la tête d'un chien qui voudrait rapporter à son maître le bâton qu'il y aurait jeté ou bien celle d'un gosse en mal de baignade mais c'était la tête d'un homme un peu dégarni comme longtemps je m'étais représenté, moi qui avais beaucoup de cheveux, les intellectuels, et je trouvais bon que les intellectuels se jettent à l'eau, d'autant que cela me renvoyait à ce que j'avais lu récemment dans A.O.Barnabooth, le journal intime de Valéry Larbaud: "Si je n'en étais encore qu'aux débuts de la vie intellectuelle, lorsqu'on commence à peser le pour et le contre sans mettre son moi dans la balance?". C'est que sans toutes les passions qui nous animent nos conversations seraient hors de la vie, avec les événements historiques et ceux qui les expliquent, avec la société et les sociologues qui l'expliquent, quand la vie elle est avec nous qui la vivons.
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