lundi 21 octobre 2024

Un salon à Saint Maur


On fait salon a Saint Maur. Une amitié étrange devait me lier à qui faisait salon à Saint Maur car c'était une amitié qui ne disait pas son nom et qui ne requérait pas une longue et grande fréquentation, une amitié qu'on aurait dit pouvoir aussi se passer de mots comme de ressemblances, à croire que ce qui nous éloignait devait nous rapprocher. Il y eut peut-être de plus grande amitié mais jamais de plus étrange. On aurait été bien en peine l'un comme l'autre de dire pourquoi, comment; il y avait eu comme ça dans le passé une fille qui ne m'aimait pas et que je n'aimais pas mais j'ai souvenir de ne m'être jamais aussi bien entendu qu'avec cette fille et quand on me parle d'amitié possible entre homme et femme c'est elle encore que je cite en premier. La femme de P mon ami était musicienne et pour cela j'aurais dit que c'était elle qui des deux en avait eu l'idée que de faire venir à son domicile non pas comme on le fait couramment – et encore hier j'avais mes propres invités – des connaissances pour seulement leur proposer quelques réjouissances de bouches mais encore pour leur faire écouter de la musique de chambre aussi qu'une conférencière qui ouvrirait cette première session en leur disant – après avoir cité le nom de quelques femmes célèbres qui faisaient salon – qu'au dix huitième siècle la Cour de France quittait Versailles pour Paris, ce qui marquait le début des salons. Il n'était pas étonnant, pensais-je alors, que maintenant que le Grand Paris arrivait à Saint Maur y arriva aussi les salons. Les présentations de chacun furent faites de la meilleure des manières qui soit et n'ayant aucune étiquette la maitresse de maison n'hésita pas à m'en coller une des plus flatteuse: j'étais poète et cela bien que je n'écrivis plus de poésies depuis fort longtemps, elle parla alors de modalités d'écriture, puisqu'il y avait des variations musicales pourquoi n'y en aurait-il pas en poésie quand on la savait si proche de la musique. Je me serais cependant plutôt réclamé philosophe quoique n'en n'ayant pas davantage le titre mais l'historienne m'en aurait dissuadé: Jean Jacques Rousseau n'était pas le bienvenu, dit-elle, dans les salons, il passait pour trop ennuyeux, trop déprimant. Quant à la Régence, on avait dit tant de mal de la Régence, il voulait seulement bien vivre le Régent. Le ton avait été donné. Et c'était le ton des salons. Le ton qu'il y fallait avoir pour ne pas être interdit de salon. "A bon entendeur, salut!" 

Avant donc de nous inviter à tous, à tous ceux de ses connaissances, la femme de P s'était enquise auprès de sa famille de musiciens de leur disponibilité, mais pas seulement. L'historienne conférencière nous apprenait que dans les salons on pouvait y boire café, thé ou chocolat, en écoutant de la musique et conversant agréablement, aussi qu'elle laisserait la parole à une spécialiste en thés. Eh bien ça n'a pas manqué. On eut donc droit à une petite dégustation de thés, et tandis qu'une explosion de senteurs végétales se produisait en moi arrivaient avec tempo de petits gâteaux fabrication maison. Car tout devait se faire non seulement dans la bonne humeur mais en musique. Et tout aussi était bien orchestré. Jamais je n'avais vu se déployer autant d'arts propres à charmer tous mes sens. Notre siècle n'aurait rien a envier au XVIIIème si cela avait cours plus souvent, et je parle bien entendu des salons. Les musiciens non seulement jouaient bien, suffisamment bien en tout cas pour que je me sentis transporté dans un XVIIIème qu'il ne m'aurait pas alors été permis de goûter autant mais plutôt de souffrir comme un vil manant, et je remerciais à l'occasion non seulement mes hôtes mais aussi ce siècle qui me permit de goûter à cet autre où je n'étais pas encore né. Les musiciens, disais-je, non seulement jouaient bien mais discouraient bien, et comme l'on eut discouru alors, présentant leur instrument respectif mieux que je me serais présenté moi-même: et il y avait une vièle d'amour, une mandoline d'Italie et je ne me rappelle plus d'où il était ce clavecin sinon de chez mon ami et que c'était sa femme qui en jouait. Tout cela bien entendu ne pouvait parler qu'à l'âme (si tant est que l'on puisse encore à notre époque évoquer l'âme) mais il me semblait que chacun de ces instruments y faisait vibrer des cordes quoique toutes aussi sensibles, différentes, que, tandis que la mandoline s'adressait à ce qu'elle avait de plus gaie et enjouée mon âme, la vièle réveillait de ténébreuses passions aussi que de profondes pensées, et le clavecin atteignait lui à la fois un fond bien enfoui et religieux et un brin de nostalgie que jusque-là seule la pluie, le bruit que fait l'eau en tombant, avait eu en moi le pouvoir de provoquer.

1 commentaire:

  1. Merci pour ce commentaire passionnant! On espère que tu seras des nôtres également pour certaines de nos prochaines expériences culturelles et musicales.

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