Jamais n’aura été plus sensible cette difficulté à la communication directe entre les êtres que depuis la survenue du portable. Quelqu’un qui vous parle interrompra cette conversation qu’il a avec vous (ce qui est chose courante) pour en entreprendre une autre sur son portable où il vous semblera se montrer plus à l’aise avec son interlocuteur qu’il l’est avec vous. Cet autre, soit dit en passant, ne lui est pas forcément plus proche, et peut-être même avez-vous eu l’occasion de vérifier que quand il était avec lui, en sa présence, comme il est en la vôtre, il ne lui parlait pas davantage qu’il ne vous parle, mais là, au portable … Il n’est pas rare non plus qu’un couple soit chacun sur son portable ni que vous trouviez un groupe de jeunes, que vous croyez s’être réunis pour se parler, chacun à son portable. Je dis que la difficulté de communication directe n’a jamais été plus sensible, non pas qu’elle soit nouvelle cette difficulté, ni même qu’elle se soit accrue, le portable ne fait qu’ajouter un moyen d’évitement de plus. Imaginez qu’au lieu de tenir un portable il tienne un livre et l’on remonte à Gutenberg et à l’invention de l’imprimerie. Le portable encore à la rigueur peut figurer parmi les moyens de communications. Que le livre mette en communication un lecteur et son auteur est plus beau à dire qu’à croire. Il suffirait de les mettre en présence l’un de l’autre pour constater qu’ils n’ont rien à se dire, peut-être juste échanger un autographe et un mot ou deux de pure courtoisie pour se retrouver ensuite dans la plus grande difficulté qui est celle de la communication directe entre les êtres et mettra fin chez l’un à l’exaltation de la lecture et chez l’autre à l’exaltation de l’écriture. Quand on est seul à écrire c’est comme quand on est seul à lire : dans les deux cas on est seul à penser (à ce que l’on lit comme à ce que l’on écrit). La communication entre les êtres n’est pas non plus comme on a trop tendance à la schématiser celle d’un émetteur et d’un récepteur et la plus grande difficulté procède justement du fait que l’on soit à la fois émetteur et récepteur, émetteur de sa parole et récepteur de la parole de l’autre, et le processus de réception est plus digestif ou métabolique que mécanique : la parole de l’autre il faut l’assimiler au mieux pour la rendre au mieux, sans quoi l’émetteur aura tôt fait de se lasser d’émettre inutilement ; quant à lui l’émetteur s’il ne fait pas l’effort de se mettre « sur notre longueur d’onde » tant pis pour lui. Les « textos » évitent ces complications du direct mais font d’un moyen de communication comme le portable plus un moyen d’expression et d’évitement de l’autre dans son existence immédiate et concrète. On en revient au livre et à ce que si le lecteur et l’auteur se rejoignent c’est bien en tant que piètres communicants qui auraient trouvé dans la lecture comme dans l’écriture un moyen détourné d’être ensemble, d’être ensemble sans les inconvénients d’être ensemble, « de se farcir la présence de l’autre », quoi de mieux que cette expression familière pour rendre avec la farce l’idée d’un ensemble qui a du goût et de la chair, quand la culture est désincarnée et la communication froide et aseptisée. On peut toujours attendre que le verbe devienne chair… qui sait si avec un portable dernier modèle, plus high–tech.
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