Elle l’avait rejoint. Désormais ils vivaient dans le même
monde, mais quel monde ! Un monde habité d’étranges pensées. À
quelques différences près : lui en reviendrait pour habiter ce monde-ci,
tandis qu’elle en était définitivement sortie. C’était ignorer qu’il avait
toujours fait figure d’absent et qu’il n’avait jamais vécu que par l’esprit qui
est le siège de toutes les folies. Des aperçus, c’est tout ce qu’il en livrait
au commun des mortels sous une forme prétendument lisible, car rien de ce qu’il
écrivait ne l’était vraiment. Il ne rendait que des bribes de ce qui occupait
son esprit. C’est un peu comme elle parlait. On ne pouvait comprendre. Il
aurait fallu être elle. Il aurait fallu être lui. Et il n’y avait qu’eux qui
pensaient ainsi pouvoir être compris et sans doute se comprenaient. Si on les
forçait un peu à s’expliquer ils disaient autre chose que ce que l’on
attendait, qui rendait leurs propos encore plus incohérents, c’est que leur
pensée avait cheminée, qu’ils étaient un peu plus loin, un peu trop loin pour
qu’on la suive. L’exemple qui nous vient à l’esprit est celui d’une chaîne à
laquelle il manque quelques maillons pour la raccorder, mais peut-être
procédaient-ils par bonds successifs ? Peut-être même ces bonds
partaient-ils dans tous les sens ? On n’aurait su dire, sinon qu’il était
impossible avec la meilleure volonté au monde de les suivre là où ils allaient
si toutefois ils allaient quelque part. Le fou serait-il celui qui ne va nulle
part, nulle part où nous croyons aller. Mais ce serait encore prêter là plus de
raison aux fous que nous n’en n’avons. Elle souffrait de démence précoce. Le
génie aussi est précoce. Mais, plus simple que lui, elle ne se prenait pas pour
quelqu’un dont le génie resterait incompris, ce qui est le lot d’à peu près
tous les littérateurs et était sûrement le sien. Qu’il se limitât à former une
phrase avec sujet verbe et complément et il serait mieux compris, de quel
alambic sortaient les siennes, il aurait fallu que son esprit refroidisse pour
qu’elles ne sortissent pas si alambiquées. C’était rare qu’elle dise quelque
chose, comme si elle aurait su qu’elle serait incomprise. On l’aurait dite
résignée à son sort. Il ne l’écoutait qu’avec plus d’attention quand elle osait
s’exprimer. Et c’est vrai qu’il n’y comprenait rien à ce qu’elle disait, et si
cela lui faisait de la peine, comme on n'a de peine que de ses semblables, c’est
que cela le renvoyait à lui-même, mais il ne le savait pas plus qu’un fou sait
qu’il est fou. Il y avait cependant beaucoup de force et de conviction dans ce
qu’elle lui disait. Il n’était que de voir comme elle le regardait, comme elle
lui demandait, comme elle lui réclamait, comme elle implorait son attention,
voire sa compréhension, ce que tout le
monde lui refusait, et qu’il était aussi incapable de lui donner mais, au lieu
de s’en détourner, il lui répondait alors ce qu’il avait lui dans la tête et
c’était comme deux fous qui se parlaient. Et personne n’aurait su dire si ces
deux-là se comprenaient.
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