Je suis né dans un camp à une époque où au nom d’une
prétendue égalité on niait l’existence des camps. Mon camp était le camp H et
je ne ferai pas ici le compte rendu objectif de la situation de ce camp mais en rendrai un témoignage que j’espère éloquent. Je tiens tout d’abord à préciser que je n’ai pas choisi mon camp.
J’aurais pu naître dans le camp F. Cela aurait été alors une toute autre
destinée que la mienne. Enviable certes, malgré tout ce qu’on en dit. On
compte d’ailleurs beaucoup plus de transfuges, qu’on appelle simplement les
trans, du camp H au camp F, que l’inverse. J’ai assisté aussi à nombre de
désertions du camp H. Combien d’amis ai-je ainsi perdu ! Quant à ceux du
camp H qui prenaient le parti du camp F on ne les comptait plus tellement ils étaient nombreux. On ne peut pas en dire autant du camp F qui, au fur et à mesure
qu’il s’élargissait par le nombre, connaissait une solidarité de plus en plus
étroite et limité, j’entends par-là limité à lui-même, comme prétendant à une
certaine autarcie. Du coup beaucoup d’occupants du camp H désireux de le
quitter durent se résigner à y rester car la seule fuite possible, ou la seule
qu’il puisse envisager, ne pouvait être causée que par une des occupantes du
camp F qui maintenant se refusaient à eux pour l’unique et seule raison, que je
m’aventurerais à dire discriminatoire, qu’ils appartenaient au camp H. Alors que
ce n’était qu’une appartenance de fait et de moins en moins revendiquée. Tout
le contraire de ce qui passait dans le camp F où les revendications
d’appartenance et d’identité frisaient par leur ferveur l’intolérance. L’appel
à la mort était souvent l’unique recours qu’il restait aux occupants du camp H
pour s’en échapper tandis que leur appel à l’amour se faisait de moins en moins entendre. L’époque n’était plus au romantisme. Il me semblait plutôt connaître
un temps où les deux camps ne se livraient plus à l’amour mais à la guerre. Un
signe de contamination de la guerre sur l’amour serait le terme d’harcèlement
sexuel qui interdisait toute approche virile du camp F. Les plus riches d’entre
nous pouvaient encore y échapper car tout se monnaye dans ce bas monde et
l’argent qu’on disait être le nerf de la guerre me semblait être devenu plus
que jamais le nerf de l’amour, et les occupantes du camp F s’emparaient alors
avec une grande âpreté des cordons de la bourse. Celle-ci d’ailleurs figurait
au premier rang de leurs revendications. Ce serait mentir que de ne pas dire
qu’il restait encore un recours, ce que l’on appelle le dernier recours, dont
on fait usage quand il n’y en a plus d’autres, et donc auquel les occupants du
camps H recourraient de plus en plus à leur grand dam et c’était la violence.
La justice rendait alors justice aux occupantes du camp F en condamnant les occupants
du camp H à l’internement qui était la mesure même à laquelle ils pensaient, agissant ainsi, échapper. Ce n’était pas assez, jamais assez selon les
occupantes du camp F dont le cri de haine vis-à-vis des occupants du camp H ne
cessait de monter au point que l’on n’entendait plus que lui, éclipsant celui
de l’amour, car c’était celui de la guerre. Et si l’on entendait toujours gémir dans
les alcôves c’est que chacun cherchait encore à se faire plaisir et le faisait
de plus en plus souvent seul dans son camp, en n'en éprouvant, qui plus est, de
moins en moins de remords. Cela eut pour effet immédiat que la natalité baissa.
Heureusement que la science y pallia par toutes sortes de procédés plus ou
moins contestables et contestés surtout par les occupants du camp H qui se sentaient un peu
frustrés dans l’affaire. Beaucoup diront que je m’écarte un peu de la réalité
des choses et de son historicité mais c’est ignorer que je me rapproche ainsi
d’autant de comment les occupants du camp H l’ont vécu eux cette réalité et que
c’est leur vérité, et je mets au défi quiconque de la dire à notre place, de
façon aussi bien senti et aussi mal vécu. A ceux-là je pourrais toujours
dire : j’y ai vécu moi dans le camp H du début jusqu’à la fin de ma vie et
j’en porte devant tous aujourd’hui témoignage comme les stigmates.
Pour la petite histoire, les occupantes du camp F qui rêvaient depuis longtemps de prendre la
parole et comme il n’y avait dans le camp pas d’autre moyen pour le faire que
de se saisir des haut-parleurs s’en saisirent. Il se trouvait qu’au même moment
les haut-parleurs comme les beaux parleurs du camp H s’étaient fait rare, pour
ne pas dire avaient mystérieusement disparus à moins qu’il ne s’agisse des
mêmes haut-parleurs qui aient tout aussi mystérieusement changé de camp. Voilà
l’époque étrange où je vivais et ce que j’y vécu : la prise de parole des
occupantes du camp F. Cela a beaucoup plus d’importance qu’on ne pense, car il
n’y a que la voix qui se fait entendre qu’on entend. Mais cette voix, sûrement
pour se faire entendre avait étrangement mue. Beaucoup d’occupants du camp H
étant privés de leur présence charnelle, et le mot n’est ou n’était pas faible,
l’accueillirent d’abord avec un enthousiasme non feint : ne pouvant les
voir ils pourraient enfin les entendre et s’apprêtaient a être charmé par leurs
voix comme par la voix des sirènes. Malheureux, pauvres romantiques, quand sur
eux tomba l’alluvion des reproches que dans le camp F ses occupantes avaient
longuement mûris. Peut-être que les haut-parleurs y étaient pour quelque chose car la voix qui en sortait n’avait plus rien de féminin. Et plus que la nature
des propos c’est cette sonorité qui déplaisait à l’oreille des occupants du
camp H et c’est cette sonorité que l’histoire ne pourra jamais rendre qui leur
faisait une dernière injustice, car les propos pouvaient être justifiés
mais pas leur âcreté. Pourquoi tant de haine ? se seraient écriés les
occupants du camp H mais il n’y avait pas de haut-parleurs pour les entendre
car les haut-parleurs ont aussi vocation d’écouter avant de répéter et de déformer parfois quelque peu la nature des propos. Comme tout le monde écoutait les
occupantes du camp F jamais le camp H ne connut autant de défections. Personne, oui, personne ne se réclamait plus du camp H. Le camp H semblait
occupé par des fantômes pour ne pas dire des fantoches, des zombies, des âmes errantes à la recherche d’un
corps qui ne serait pas le leur mais celui d’une occupante du camp F.
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