dimanche 12 juillet 2020

L'appel à l'existence ou la naissance d'une voix (2)


Les corps qu’il avait tant aimé et c’était mis soudain a détester auraient dû lui apparaître comme un premier symptôme de ce mal, car je ne trouve pas d’autre mot pour en parler même si toutes ces lignes ne seront qu’une longue tentative, allant toutes vers un début d’explication de ce qui ne l’est jamais complètement, de justification d’un acte qu’on attribuerait plutôt à quelqu’un qui a perdu la raison. Il n’y avait pas plus insolent, plus impudique, maintenant pour lui que ces corps et que leur expression corporelle qu’il ressentait comme une sourde clameur primitive dont il croyait entendre le J’existe sans plus de raison que cela, que de se planter là plus ou moins nu et de s’agiter sans être même effleuré, dérangé, par le moindre soupçon de pensée ; qu’on était loin du Je pense donc j’existe. Les vieux couraient comme les jeunes, comme les jeunes les vieux voulaient exister ; les femmes se dénudaient comme les hommes, comme les hommes les femmes voulaient exister. Tout le monde semblait avoir compris ou tout du moins tout le monde semblait le revendiquer comme tel : que le corps était la manifestation suprême de l’existence parce que l’existence était jouissance et qu’il n’y aurait d’autre jouissance que celle du corps. Tant pis si leur jouissance était souffreteuse, s’il n’y avait pas plus fort comme signe d’existence : le Je jouis donc j’existe avait remplacé le Je pense donc j’existe. Il était comme ce marcheur quand tout le monde s’était mis à courir, et bien des marcheurs s’étaient armés de bâtons, quand lui en était démuni, c’est des boules caisses qui lui aurait fallu car assourdi par l’effroyable hurlement des corps, que cependant lui seul s’était mis à entendre, et qui était le J’existe de tous ces corps qui l’obligeait à se ranger timidement sur le bas-côté. On aurait dit le déferlement de hordes sauvages qui se sentant étrangement libre n’appartiendraient plus pour autant qu’à leur corps ; il faut se lâcher disaient tous ces corps et tous ces corps se lâchaient n’appartenant plus même à leurs propriétaires ; certes les corps existaient de toute la force d’existence des corps, il avait un doute cependant sur l’existence véritable de ceux qui prétendaient commander à leurs corps et dont l’expression se limitait à l’expression de leur corps investit de la toute puissance du J’existe qui était le plus primitif appel à l’existence qu’il eût jamais entendu lui hurler aux oreilles à le rendre fou. Mais ce n’était pas tout. Il ne voyait plus dans le regard innocent de l’enfant tant d’innocence sinon plutôt l’appel à l’existence ; il ne lui disait plus je suis un petit être faible et innocent mais J’existe, et cette force dans le regard on pouvait la retrouver, pensait-il, dans le regard d’un fou qui ne pourrait plus s’exprimer autrement, plus autrement que par le regard dire J’existe, et c’était comme un cri qu’il entendait, un cri, aigu, tendu, pointu, qui était celui d’une existence émergeante qui brisait sa coquille et toutes les coquilles et aurait transpercé carapaces et cuirasses d’acier trempé qui auraient voulu l’en empêcher, et lui perçait les tympans. Le pire, car il y avait pire, et c’était ce qu’il avait le plus aimé au monde : voir de l’amour dans les yeux d’une femme ; ce qu’il avait pris pour de l’amour, il le savait maintenant, n’était qu’un appel à l’existence et pas des moindres, le plus fort, le plus irrésistible, à la fois le plus humain et le plus inhumain par sa force déchirante ; c’est qu’un enfant qui braille ne braille que pour lui tandis que ce cri braillant braillait pour deux : pour la femme et pour l’enfant qu’elle allait mettre au monde si l’on répondait à son appel à l’existence. Mais même les êtres les plus faibles, les plus infimes, qu’on dirait le moins dotés d’existence et qu’il était seul à entendre contribuaient à cette clameur étouffante. Les fourmis, les escargots, les limaces, étaient prêtes, se mettant en travers de son chemin, au sacrifice ultime : celui de leur existence pour qu’il entende au moment même où il les écraserait sous son pied (inconscient de leur existence) leur appel à l’existence. Les arbres eux-mêmes si sagement rangés sur le bas-côté de la route n’hésitaient pas à étendre leurs branches jusqu’à lui comme des bras tendus d’existence et que le vent dans leur feuillage, que le bruissement de leurs feuilles soit comme mille voix gémissantes d’existence qu’il entende, que peut-être il était seul à entendre.

Mais tout cela aurait pu encore passer si un jour il ne s’était mis à entendre sous le couvert de toutes les voix qu'il pouvait entendre sa propre voix. C’était d’abord un peu comme un acouphène. Il avait entendu parler de ces bruits agaçants que l’on se mettait à entendre et qui n’existeraient pas, ce qui le rassurait, bientôt ils ne seraient plus. Mais ce qui avait commencé par un simple sifflement matinal, tout au plus un bourdonnement passager, s’était fait de plus en plus insistant pour ne plus le quitter. Il n’y a que moi qui les entends, qu’il se disait, ils sont comme à l’intérieur de ma tête. Il avait alors voulu les faire taire en leur substituant le bruit de sa machine à écrire mais elle ne faisait que retranscrire, selon ses propres mots, à haute et intelligible voix, car il les entendait, ce qui n’était à l’origine que sourde rumeur. Quel ne fut cependant pas son désarroi quand il se rendit compte que tout ce qu’elle disait, déclinait sous toutes ses formes, ne faisait que répéter de façon impérieuse : J’existe. Et il était trop tard pour renoncer. Il pensa alors à un éditeur. On dit que les livres quittent leur auteur pour voler de leurs propres ailes, que les livres ont une existence propre. La planche de l’imprimeur était sa planche de salut. Malheureusement, on lui dit qu’il n’était pas le seul, qu’on ne pouvait pas soigner tout le monde en même temps et que son manuscrit était bien là mais sous toute une pile d'autres manuscrits qui disaient comme le sien : J’existe. Qu’il prenne donc son mal en patience, seulement voilà, son mal qui n’était autre que le mal de vivre, cet appel de l’existence qui, quand il se fait trop insistant et qu’en tout il se fait entendre, fini par avoir raison de vous, eut raison de lui.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire