lundi 6 juillet 2020

L' affranchi


Il se sentait comme libéré mais il n’aurait su dire de quoi, comme de tout ce qui ne l’atteignait plus, du grand poids de l’existence, aurait-il encore dit car il se sentait plus léger, plus libre et il se mettait à penser que l’existence c’était peut-être ça et qu’il n’y avait jusque là jamais eu accès, que des portes s’étaient ouvertes comme des portes de l’air, les portes qui ne donnent sur rien seraient celles qui libèrent de tout et le monde ne semblait qu’une rumeur lointaine de quelque chose qui se serait bien passé mais qui n’aurait plus lieu d’être et que de cette rumeur lui venaient des bruits qui lui auraient paru étrangers quand ils lui étaient maintenant familiers ou tout aussi étranger à sa personne quoique l’environnant ; il avait presque envie de dire qu’il avait le sentiment de l’environnement où s’évanouissait tout sentiment personnel mais qu’en même temps il s’en sentait détaché, rien ne pouvant l’affecter, comme les ombres que l’on voit et ne peuvent nous toucher, que ces ombres étaient habités de rêves qui étaient tous des rêves d’existences, de possibilité d’habiter une existence, tandis que lui l’affranchi se sentirait libre de toute existence. Il lui paraissait que les meilleures propositions pouvaient lui être faite ou celles que jadis il aurait tenues comme meilleures et qui toutes étaient des propositions d’existence qu’il les aurait refusé en bloc. Se jeter dans l’existence lui apparaissait comme se jeter dans la mer, ce qu’il avait toujours désiré et il se demandait s’il ne se contenterait plus que de la contempler qui est ce que justement une fois dedans on ne peut pas faire. L’être contemplatif c’était peut-être celui à qui on reprochait de ne pas intervenir dans nos affaires : Dieu, et qu’il comprenait mieux, comme il comprenait mieux l’inutilité de toute action et le changement comme un jeu d’ombres n’affectant en rien l’immuable. Il se demandait encore si la mort le frappait s’il la sentirait et en même temps qu’il était plus libre et plus vivant que jamais. L’étrangeté, le sentiment d’étrangeté était aussi ce qui donnait à sa vie même une liberté qu’elle n’avait pas connue, enfermée comme elle l’avait été dans les barrières du raisonnable, de l’explicable, et de tout ce qu’il voulait en faire, à quoi il voulait la faire docile se plier, obtempérer à sa souveraine volonté, et si elle se rebiffait mater, et mater matant ce qu’il y a en lui de vie qui toujours échappe ou meurt de ne pouvoir échapper. Tout cela d’un coup il le savait quoique cela ne soit pas quelque chose que l’on puisse savoir mais sentir et c’était cela l’étrangeté, ce qui pouvait le faire se sentir comme étranger à lui-même, lui-même comme une construction dérisoire, un château de sable, un jeu pris trop au sérieux et l’autodérision elle-même était un jeu devenu trop sérieux pour lui, il ne se moquait pas de lui, encore moins de sa vie. La profondeur d’un ciel rien de plus léger et de plus profond à la fois, que sait-on de la profondeur d’une vie ? N’était-ce pas pour le moins étrange que la légèreté procède de la profondeur ? Et quand on dit qu’on aime sa vie on ne dit pas encore qu’on aime la vie. Il n’était pas sûr d’aimer sa vie mais de commencer à aimer la vie.

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